Turquie : les réponses à vos questions sur le putsch manqué
Turquie : les réponses à vos questions sur le putsch manqué
Notre correspondante à Istanbul, Marie Jégo, et la rédaction du « Monde » répondent aux principales questions que vous nous avez posées dans notre direct.
Des policiers occupent un char de l’armée pendant la tentative de coup d’Etat en Turquie, samedi 16 juillet. | BULENT KILIC / AFP
Plusieurs centaines de questions ont été posées au Monde dans notre suivi en direct du coup d’Etat en Turquie. Notre correspondante à Istanbul, Marie Jégo, et la rédaction du Monde répondent aux principales.
Qui sont les putschistes ? Combien sont-ils ? Que sait-on d’eux ?
Marie Jégo : on ne sait pas grand-chose des putschistes sinon que leur noyau dur était composé d’une cinquantaine d’officiers, pour la plupart issus de la gendarmerie et de l’armée de l’air. Selon le premier ministre, Binali Yildirim, 265 personnes ont perdu la vie lors de la tentative de putsch, dont 104 insurgés.
Une purge est en cours dans l’armée. 2 800 militaires ont été arrêtés samedi 16 juillet, dont 5 généraux et 29 colonels.
Le président Recep Tayyip Erdogan, lors de son retour à Istanbul à l’aube, a dit reconnaître la main de l’« Etat parallèle » dans le soulèvement, une expression qui désigne la confrérie religieuse du prédicateur Fethullah Gülen, un ancien allié de M. Erdogan devenu son pire ennemi.
Qui est Fethullah Gülen ? Qui sont les gülenistes ? Pourquoi sont-ils cités par Erdogan ?
Marie Jégo : Fethullah Gülen est le chef de la confrérie des Fethullahci (adeptes de Fethullah), un courant affilié au mouvement religieux sunnite Nurcu (« adeptes de la lumière »). Depuis l’époque ottomane, les confréries religieuses ou tarikat constituent un puissant maillage de la société civile. Démantelées par Atatürk en 1925, elles se sont maintenues dans la clandestinité pour resurgir sur le devant de la scène à la fin des années 1950.
Avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, ces ordres mystiques ont gagné un poids considérable, négociant leur soutien aux partis pendant les élections, réclamant des privilèges, se frayant un chemin au sein des institutions.
Appelés parfois « les jésuites de l’islam » , les Fethullahci à leur apogée ont créé des milliers d’écoles partout dans le monde (Afrique, Balkans, ex-URSS). L’enseignement n’était pas religieux, aucune tenue religieuse n’était exigée des enseignants.
En Turquie, le mouvement de Fethullah Gülen était très puissant, jusqu’à sa disgrâce en 2013. Longtemps, il a constitué une formidable réserve de voix pour le Parti de la justice et du développement (AKP) fondé par M. Erdogan. Grâce aux écoles, dortoirs, cours de renforcement, bourses créées par la confrérie, celle-ci n’a pas eu de mal à infiltrer les institutions étatiques, telles que la justice, la police, l’armée.
Le 17 décembre 2013, la brouille a éclaté entre les deux alliés avec le scandale dit des « écoutes téléphoniques ». La divulgation des conversations privées de plusieurs hauts responsables – dont M. Erdogan, à l’époque premier ministre – jeta une lumière crue sur la corruption au plus haut niveau de l’Etat. Suivie attentivement par les médias, l’affaire mit le gouvernement dans l’embarras. Le numéro un turc vécut cet épisode comme un coup de poignard dans le dos. Un peu à raison, car les conversations avaient été dévoilées avec la complicité de policiers membres de la confrérie. La justice se dépêcha de clore le dossier des écoutes et jeta son dévolu sur les lanceurs d’alerte. Ce fut le début du grand nettoyage contre les gülenistes, lequel n’a jamais faibli depuis. La confrérie a perdu ses écoles, ses holdings, ses médias et le prédicateur Gülen, réfugié aux Etats-Unis depuis 1999, a vu récemment la Turquie réclamer son extradition, en vain.
Les autorités turques parlent d’un « groupe de gülenistes ». Pourra-t-on réellement savoir si c’est bien le cas ou s’il s’agit plutôt d’utiliser un bouc émissaire commode ?
Difficile à dire dans le contexte d’étranglement des libertés. Des gülenistes dans l’armée ? Cela veut dire qu’ils auraient échappé à la vaste purge en cours contre ce courant religieux, mais c’est tout à fait possible. Il faut espérer que toute la lumière soit faite sur ce soulèvement mais pour l’heure “l’Etat parallèle” (le nom donné à la confrérie de Gülen par les partisans d’Erdogan) est accusé de tous les maux.
En avril, un haut gradé avait publiquement réclamé que l’armée soit nettoyée de ses éléments gülenistes. A la suite de cet appel, l’état-major avait publié un communiqué inédit puisque les militaires y disaient qu’ils n’allaient pas fomenter de putsch, qu’ils ne souhaitaient pas se faire instrumentaliser par le pouvoir politique. A l’époque, ce communiqué semblait totalement hors de propos. Il faut dire que les putschs de l’armée en Turquie sont une vieille habitude (1960, 1971, 1980), mais qu’à chaque fois l’armée était unie dans son désir de renversement des gouvernements en place. Cette fois-ci, les militaires sont apparus divisés, les putschistes étaient en minorité.
Un policier enlace un manifestant sur un char après la tentative de coup d’Etat en Turquie, samedi 16 juillet. | BULENT KILIC / AFP
Comment l’armée, qui dispose a priori d’un pouvoir logistique certain, n’a-t-elle pas réussi ce coup : y a-t-il eu des soutiens aux putschistes dans la population ? Ou au contraire, un soutien massif pour Erdogan ?
Marie Jégo : les insurgés ont échoué car ils n’étaient qu’une minorité, certes dotée de moyens importants mais visiblement très mal préparés. Comme certains d’entre eux venaient de l’armée de l’air, ils avaient accès aux hélicoptères de combat dont ils ont fait usage pour mitrailler les bâtiments officiels, surtout à Ankara. Mais très vite, ils ont perdu les pédales, se sont déchaînés dans la violence.
En publiant leur communiqué sur le site de l’état-major vendredi soir 15 juillet aux premières heures du putsch, les insurgés disaient que l’armée avait pris le contrôle du pouvoir politique, laissant entendre que l’armée dans son intégralité était impliquée. Les Turcs ont alors pensé qu’il s’agissait d’un putsch comme en 1980, quand les militaires étaient unis derrière leur chef pour renverser le gouvernement. Lors du soulèvement qui a duré sept heures dans la nuit de vendredi à samedi, les putschistes ont eu recours à la violence aveugle, tirant sur une foule qui manifestait en faveur d’Erdogan sur un des ponts qui enjambe le Bosphore ou encore tuant 17 policiers des forces spéciales à Ankara. Les gens ont dit non au bain de sang.
Peut-on penser que cette tentative de coup d’Etat va d’abord servir à renforcer le président Erdogan ? Et qu’il pourrait avoir orchestré cette opération ?
Marie Jégo : de fait, Recep Tayyip Erdogan ressort auréolé de cette tragique tentative de putsch mais il n’a pas besoin de ça pour légitimer sa présidence, la moitié de l’électorat lui est favorable. Les kémalistes du Parti républicain du peuple (CHP) mais aussi le parti prokurde HDP, qui forment l’opposition et que l’on ne peut soupçonner de sympathie pour l’homme fort de Turquie, se sont tous deux prononcés contre le putsch. Comme en Turquie les partisans de la théorie du complot sont légion, cette lecture des événements sera certainement évoquée.