Farhad Khosrokhavar : « On entre dans une forme de féminisme du djihadisme »
Farhad Khosrokhavar : « On entre dans une forme de féminisme du djihadisme »
Propos recueillis par Jérémie Lamothe
Après l’arrestation de trois femmes à Boussy-Saint-Antoine, le sociologue Farhad Khosrokhavar rappelle que ce phénomène de candidates au djihad est perceptible depuis 2014-2015.
Lors d’un entretien donné au Monde, vendredi 2 septembre, le procureur de la République François Molins avait prévenu : « Sur les derniers mois, nous observons une accélération des dossiers de jeunes filles mineures, avec des profils très inquiétants, des personnalités très dures. Elles sont parfois à l’origine de projets terroristes qui, sur le plan intellectuel, commencent à être aboutis. »
Cette crainte s’est concrétisée dans la soirée de jeudi 8 septembre par l’arrestation de trois femmes à Boussy-Saint-Antoine (Essonne), dans le cadre de l’enquête sur la voiture contenant des bonbonnes de gaz retrouvées le week-end dernier à Paris.
Lors d’une allocution, jeudi, le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, a dit que « ces jeunes femmes, âgées de 19, 23 et 39 ans, radicalisées, fanatisées, préparaient vraisemblablement de nouvelles actions violentes, et de surcroît imminentes ». Un testament rédigé par une des trois suspectes a été découvert lors de la perquisition ; la plus jeune femme interpellée avait une lettre d’allégeance à l’organisation Etat islamique (EI) dans son sac.
Pour le sociologue et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) Farhad Khosrokhavar, il fallait s’attendre à ce que des femmes passent à l’acte en Europe, au nom de l’EI. Et selon lui, il existe en Occident un terrorisme qui sera exclusivement l’œuvre de femmes.
Est-ce que cette affaire, qui implique plusieurs femmes, vous surprend ?
Farhad Khosrokhavar : Non, je m’y attendais. Ce phénomène de candidates au djihad est notamment perceptible depuis 2014-2015. Et il y aurait pu en avoir beaucoup plus sans le numéro vert mis en place par le gouvernement et l’entente avec la Turquie.
Il y a une réelle vocation du djihadisme chez les femmes. Dans cette dernière affaire, ce sont visiblement elles qui ont monté ce coup, même s’il peut y avoir des hommes derrière. Elles veulent montrer qu’elles n’ont pas besoin d’hommes pour leurs actions.
Il y a deux formes de violence chez les femmes. Celle où elles réagissent à la violence des hommes, qui les maltraitent ou les violent. Mais là, on assiste à un processus d’autonomisation de la violence. C’est de la violence spontanée, qui n’a aucun lien avec une violence préalable, pour un projet politico-religieux. Ces femmes entrent dans une nouvelle forme de violence.
Quel est le profil de ces femmes radicalisées ?
Ce sont surtout des filles de classe moyenne qui se radicalisent. Alors que les hommes viennent principalement de banlieues, ce n’est pas le cas chez les femmes, où il y a peu de vocation dans ces territoires. A part des cas comme Hayat Boumeddiene [la compagne d’Amédy Coulibaly, auteur des attentats de Montrouge et de l’Hyper Cacher], ou Hasna Aït Boulahcen, la cousine d’Abdelhamid Abaaoud [coordinateur des attentats de Saint-Denis et de Paris]. Mais pour la majorité des jeunes filles de banlieue, il y a encore un système patriarcal qui s’exerce sur elles et opère comme une pression.
Par ailleurs, chez les femmes radicalisées en Europe, il y en a environ 20 à 30 % qui sont des converties. C’est un taux très élevé. La radicalisation se passe surtout sur Internet. Des adolescentes peuvent se radicaliser en une semaine, dix jours, par le biais notamment de copines déjà radicalisées qui les incitent, les manipulent sur Facebook.
A-t-on été assez attentif à cette radicalisation des femmes ?
Les femmes ont bénéficié d’un préjugé favorable jusqu’à aujourd’hui. Avant, une femme ne pouvait pas être dangereuse ou violente. Cette nouvelle donne va remettre en cause l’orientation des services de renseignement et complexifier leur tâche.
Il y a maintenant tout un pan de jeunes filles qui peuvent passer à l’action. Avec la première vague de départs, en 2013, elles partaient en pensant faire de l’humanitaire en Syrie. Là, on est passé à autre chose. On assiste avec ces nouveaux cas à une forme de perversité de la culture d’égalité qui est présente en Occident, d’un post-féminisme liée à une grande méconnaissance des racines du féminisme.
Il y a aussi chez elles une sorte d’exotisme à vouloir partir, elles en ont une vision naïve. Et quand elles sont sur place, elles se rendent compte rapidement que ça ne se passe pas comme elles le pensaient.
Sommes-nous dans une nouvelle phase du djihadisme avec cette apparition des femmes ?
Ce genre d’action ne peut pas se produire au Moyen-Orient, seulement en Occident. Il y a un féminisme du djihadisme qui est en train de se mettre en place. Ce degré d’autonomie, où elles veulent agir sans les hommes, ne se trouve qu’ici. Dans le monde musulman, elles sont toujours sous l’hégémonie des hommes.
On entre dans une forme de féminisme du djihadisme. Les femmes montrent qu’elles peuvent aller jusqu’au bout, que la violence n’est plus le monopole de l’homme. Elles disent : « Comme femme je peux réaliser un attentat, donc je suis l’égale de l’homme dans ce combat. » C’est quelque chose qui est dans l’air depuis un moment déjà. Elles ne sont plus aussi passives qu’on le disait.
Al-Qaida n’a pas réussi à attirer beaucoup de femmes. Ce que Daech a réussi. Al-Qaida tenait un discours par les hommes et pour les hommes. Daech a un discours, via ses vidéos notamment, qui n’est pas tellement idéologique. Il y a l’exaltation d’une vision de soi et des autres. C’est une vision idéalisée qui s’oppose à la morosité de la vie en Europe, où les musulmans seraient en danger de mort. C’est pour ça que les jeunes et les femmes, notamment, sont attirés par le djihadisme.