Amoeba, le disquaire culte de Los Angeles, ne doit pas mourir
Amoeba, le disquaire culte de Los Angeles, ne doit pas mourir
Par Angélique Kidjo (chroniqueuse Le Monde Afrique)
A travers son parcours musical, Angélique Kidjo rappelle l’apport considérable du célèbre magasin de la côte Ouest, menacé de fermeture.
Je viens d’apprendre qu’Amoeba, célèbre magasin de disques de Los Angeles aimé des musiciens et des mélomanes, risquait de fermer après la vente de ses locaux à un investisseur immobilier friand de gratte-ciel. Cet endroit est très important pour la communauté musicale : c’est un énorme entrepôt posé au cœur d’Hollywood, au croisement de Sunset Boulevard et de Cahuenga Boulevard. On y trouve toutes les musiques, sans discrimination et sans hiérarchie. Tous les rayons y sont également importants : par exemple, il n’est pas besoin de chercher pendant des heures la section World Music.
Ce magasin a joué un rôle important dans ma vie. La première fois, à mon insu. La célèbre chanteuse de jazz Dianne Reeves m’a raconté qu’au début des années 1990 elle parcourait les bacs d’Amoeba lorsque son regard s’est arrêté sur la pochette d’un de mes premiers albums, Logozo, paru chez Island. Le visuel lui a tellement plu qu’elle a acheté le disque et a découvert ma musique : ce fut le début d’une longue amitié qui nous a conduites à de nombreuses collaborations sur scène et en studio. Que se serait-il passé si la section africaine avait été reléguée dans les sous-sols obscurs, comme cela était si souvent le cas dans d’autres magasins ?
Angelique Kidjo - Featuring Dianne Reeves - Gimme Shelter
Durée : 04:00
A la fin des années 1990, je m’étais installée aux Etats-Unis pour explorer par mes chansons les racines africaines de la musique des Amériques. Le dernier volet discographique de ce voyage fut, en 2004, l’album Oyaya, un disque latin chanté en yoruba et en fon que j’ai enregistré à Los Angeles avec la crème des musiciens latino de la côte Ouest. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque le coproducteur et génial arrangeur de l’album, le pianiste d’origine cubaine Antonio Salas, m’avoua humblement la veille de l’enregistrement qu’il ne connaissait absolument pas la musique africaine ! Quel paradoxe lorsque l’on sait à quel point la salsa et la musique latine en général puisent leurs sources dans les rythmes et les chants des esclaves arrivés en masse en Haïti, puis exilés sur l’île de Cuba après la rébellion conduite par Toussaint Louverture, héros descendant direct de la famille royale d’Allada, une ville de mon pays, le Bénin.
Trésors musicaux
En 2003, iTunes n’était pas encore populaire, et pas de Spotify non plus. La seule solution fut de courir chez Amoeba le matin même de l’enregistrement. Comment donner à Antonio une idée pertinente de la musique de l’Afrique de l’Ouest en une poignée d’albums ? En flânant dans la section de musique africaine très fournie, mon choix se porta sur quatre albums qui m’avaient influencée durablement : Set de Youssou N’Dour, Soro de Salif Keita, Miss Perfumado de Cesaria Evora et le Best of de Fela Anikulapo Kuti. J’ai senti que ce jour-là, grâce à Amoeba et à ses trésors musicaux, l’esprit de l’Afrique avait pu souffler sur le Glenwood Studio et inspirer mes musiciens venus de Porto Rico, de Cuba, du Pérou.
Après la sortie de mon album Oyaya, j’ai appris à mieux connaître la scène latine américaine : Santana a repris ma chanson Adouma dans son album Shaman en 2002 et m’a expliqué qu’il revendiquait les racines africaines de sa musique, un message qui ne passait pas toujours facilement auprès de certains de ses collègues musiciens qui considéraient la musique africaine comme « primitive ». Or, à partir des années 1960, la musique latine a durablement influencé les artistes africains. La musique congolaise était devenue rumba et le continent entier s’était mis au rythme de la clave.
Carlos Santana - Angelique Kidjo - Adouma at the Quincy Jones' We Are The Future concert in Rome
Durée : 04:21
Le Fania All Stars est venu en Afrique, lors du Festival Rumble in the Jungle qui accompagnait le match de boxe entre Mohammed Ali et George Foreman à Kinshasa en 1974, puis au Fespac de Lagos en 1977, et aussi au Bénin. Moi, j’avais de puissants souvenirs d’enfance. L’Afrique de ma génération et de celle d’avant était follement amoureuse de la salsa, de la Fania All Stars, de Johnny Pacheco. Je me souviens avec émotion de mes parents dansant des pas très techniques de chachacha dans le salon de notre maison familiale et de mes neuf frères et sœurs soulevant des nuages de poussière lors des boums du samedi soir à Cotonou.
C’est en Afrique du Sud, lors des funérailles de Nelson Mandela en 2013, que Barack Obama et Raul Castro, sans doute inspirés par l’exemple de « Madiba », se sont pour la première fois serré la main. Ce réchauffement des relations entre Washington et La Havane a amené un nouveau vent musical venu de Cuba aux Etats-Unis. Une musique fière de ses racines africaines, à l’image du percussionniste virtuose Pedrito Martinez, dont le dernier album Habana Dreams a envahi New York. C’est la musique de Pedrito qui m’a donné l’idée de rendre hommage à celle qui m’avait fait découvrir la salsa, à moi la petite fille du Dahomey : la reine incontestée Celia Cruz.
Angelique Kidjo ’s CELIA CRUZ Tribute with Pedrito Martinez
Durée : 04:58
La voix de Celia est celle de l’Afrique : ses chansons s’inspirent des Orisha, ces dieux yoruba emmenés par les esclaves aux Amériques. Sa technique vocale est presque identique à celles des tambours africains, avec ses phrases si syncopées, la répétition des mots de manière hypnotique et toujours subtilement variée, à l’image du talking drum (« tambour d’aisselle ») de la juju music.
Le journaliste français Rémy Kolpa Kopoul m’avait présenté Celia Cruz dans sa loge un soir avant l’un de ses concerts à Paris dans les années 1990. Je lui avais chanté quelques phrases de ma chanson préférée Quimbara : « Quimbara cumbara quimba quimbamba/Quimbara cumbara quimba quimbamba » et elle m’avait invité à chanter sur scène avec elle !
Amoeba doit vivre !
C’est cette expérience inoubliable que j’ai essayé de recréer en scène avec Pedrito Martinez cet été lors du Festival Celebrate Brooklyn : reprendre les chansons les plus rythmées de Celia en leur insufflant à nouveau l’âme de l’Afrique de l’Ouest. Brooklyn est le lieu parfait pour cette expérience. Toutes les communautés de la diaspora s’y retrouvent : les Haïtiens, les Africains et l’imposante communauté latino. Tout en chantant Santa Barbara (le nom syncrétique de Shango), Cucala, Toro Mata (folklore noir venu du Pérou), j’ai souri intérieurement en voyant la diversité du public devant moi : un petit échantillon du tout Brooklyn était venu danser sur la pelouse de Prospect Park !
Cette communauté latino est au cœur de l’actualité politique américaine. Lorsqu’en 1990, en Floride, j’ai enregistré avec Joe Galdo, le producteur de Miami Sound Machine, mon premier disque pour Island Record – celui-là même que Dianne Reeves avait remarqué dans les rayons d’Amoeba –, le nom de Castro était tabou chez les exilés cubains farouchement opposés au régime de La Havane. Mais la jeune génération cubaine américaine semble adoucir sa position vis-à-vis de Cuba et pourrait bien faire pencher la balance de la présidentielle du 8 novembre vers la candidate démocrate ! Une poignée de main scellée en Afrique aura fait un long chemin.
Amoeba doit vivre ! Il faut que toutes les musiques puissent circuler librement et qu’elles nous aident à détruire les murs que certains tentent de construire entre les cultures.
Angélique Kidjo est une chanteuse béninoise établie aux Etats-Unis. Lauréate d’un Grammy Awards en 2007, 2015 et 2016, elle est également ambassadrice de bonne volonté auprès de l’Unicef.