La Gambie sous Jammeh (1) : confessions d’un espion sur la torture et les exécutions du régime
La Gambie sous Jammeh (1) : confessions d’un espion sur la torture et les exécutions du régime
Propos recueillis par Amaury Hauchard (contributeur Le Monde Afrique, Dakar, envoyé spécial)
Ousmane Bojang, ancien numéro trois des services secrets gambiens, a été impliqué dans la torture d’opposants politiques et de journalistes.
Ousmane Bojang a été pendant onze ans un membre éminent des services secrets gambiens (National Intelligence Agency, NIA). Outil de répression du régime de Yahya Jammeh, ces services sont au cœur des opérations récurrentes de torture des opposants politiques et des journalistes. Comme directeur des investigations de la NIA, Ousmane Bojang a été acteur et témoin de la répression sans pareille qu’elle a exercé. Aujourd’hui, il accepte de parler depuis Dakar, tant que son visage est caché. « Les gens connaissent mon nom, mais pas mon visage. Je veux que cela reste comme cela », explique-t-il.
En Gambie, Yahya Jammeh a reconnu sa défaite au lendemain de l’élection présidentielle, le 2 décembre, avant de faire volte-face une semaine plus tard et de rejeter les résultats. Une délégation de chefs d’Etat de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), appuyée par le Conseil de sécurité des Nations unies, est attendue en Gambie ce mardi, pour le convaincre d’accepter de « quitter le pouvoir ». Nous publions cette semaine une série de trois articles qui racontent comment Yahya Jammeh a tenu le plus petit pays d’Afrique sous sa coupe serrée, à commencer par ce témoignage exclusif.
Quand êtes-vous entrés dans la NIA ?
Ousmane Bojang Lorsque Jammeh a pris le pouvoir en 1994, je me suis engagé dans l’armée. Je croyais à son projet de nouvelle Gambie, pourquoi ne pas lui donner sa chance ? J’ai progressé, puis, en 2001, on m’a demandé d’entrer dans les services secrets. A mon arrivée, j’étais « grade 3 », un agent de terrain, et ai été assigné comme garde du corps personnel de Yahya Jammeh.
Officiellement, j’étais garde du corps, et officieusement, je récoltais des informations, j’écoutais, puis je faisais des rapports à mes supérieurs. C’est le travail des services secrets, vous avez les mêmes en France. Peu à peu, j’ai pris du galon, jusqu’à devenir directeur des investigations et des analyses, en 2011. Au-dessus de moi, il y avait deux personnes : j’étais le numéro trois des services gambiens.
Quel était le rôle des services à l’époque, en 2001, lorsque vous les avez rejoints ?
La NIA devait sécuriser le pays, faire en sorte que le pays soit sûr. Nous avions des agents partout : à l’aéroport, dans la police, dans des commerces. Il faut comprendre qu’à l’époque, notre rôle était de récolter des informations, nous ne nous occupions pas des arrestations. Nous ne nous occupions pas de ce qu’il se passe après la rédaction de nos rapports. Ça, c’est le rôle de la police, pas le nôtre.
Cela a-t-il changé ?
Oui. En 2006, avec la tentative de coup d’Etat, Yahya Jammeh est devenu paranoïaque. Tout a changé : il a commencé à utiliser la NIA pour s’occuper de ses affaires privées. N’y a-t-il pas un problème quand vous commencez à concevoir vos opposants politiques comme des ennemis ? Beaucoup d’hommes politiques ont été arrêtés par la NIA à partir de cette année, Halifah Sallah [président du PDOIS, parti d’opposition], Omar Jallow [président du PPP, parti d’opposition]…
N’y a-t-il pas un problème quand vous commencez à détenir des gens beaucoup plus longtemps que les soixante-douze heures inscrites dans la Constitution ? C’est ce qu’on a fait à la NIA à partir de 2006. Ce n’est pas normal, les services secrets ne doivent pas faire ça, ce n’est pas l’idée de la révolution que promettait Jammeh en 1994.
Les arrestations se sont multipliées, les choses ont dérapé. Si Jammeh voulait une fille et que celle-ci avait un petit ami, il mettait la NIA sur le coup, j’en ai été témoin ! C’est le pouvoir mon ami, le pouvoir. Le pouvoir rend aveugle, il fait faire des choses aux gens, des choses horribles…
Que pouvez-vous dire des pratiques de la NIA ?
La pratique de la torture a commencé à devenir récurrente à partir de 2006. J’étais là. Que Dieu m’en soit témoin, j’étais là quand ceux qui ont fait le coup d’Etat ont été torturés. Il y avait des gens, toujours les mêmes, tout se passait dans les locaux de la NIA. Beaucoup sont morts dans cette salle de torture. [Après la tentative de coup d’état de 2006 selon Human Rights Watch, une cinquantaine de personnes ont alors été amenées dans les locaux de la NIA]
Les prisonniers étaient attachés, pieds et mains liés, avec de la corde. Pas avec des menottes, de la corde. Comme des esclaves. Puis on mettait un sac plastique sur leur tête. Vous voyez les sacs plastiques noirs qu’on utilise au marché ? Ceux-là mêmes. On étouffait les gens, puis les personnes du panel tapaient le prisonnier, avec de gros bâtons. Encore et encore. On pouvait entendre les cris des prisonniers. Si tu te trouvais à proximité du bâtiment, ou sur la plage [il précise : car la NIA se trouve juste à côté de la plage] tu entendais le prisonnier crier, supplier. Il était frappé, fouetté, encore et encore. Pour d’autres, c’était la pendaison par les pieds, l’électrocution, la bastonnade. Plusieurs participants au coup d’Etat ont été assassinés de cette manière en 2006 : Alpha Ba, Malafi Corr…
Toujours en 2006, le site d’informations de la diaspora dans l’opposition, Freedom Online Newspaper, a été mystérieusement piraté. Les noms de journalistes et contributeurs en Gambie ont été diffusés, ce qui a mené à de nombreuses arrestations. Toutes les personnes arrêtées ont fini dans les locaux de la NIA.
Avez-vous participé à ces actes de torture ?
Je regardais. J’étais là, devant eux, aussi proche que vous et moi d’un côté et de l’autre de la table. Juste à côté. Mais je n’étais pas un bourreau, la NIA n’est pas faite de bourreaux : nous récoltons seulement des informations. A l’intérieur de moi, je me haïssais. Mais je ne pouvais rien faire : tout le monde pouvait être suspecté après la tentative de coup d’Etat. Si j’avais dit quelque chose, on m’aurait accusé d’être complice.
Alors qui sont les bourreaux ?
Ce sont les « jungulars ». Ce sont les hommes de Jammeh, son équipe d’assassins. Ce sont des meurtriers. Ils sont le bras armé de Jammeh, ils sont habillés de noir avec une cagoule. On ne voit que leurs yeux. A part torturer les gens sur demande du président, ils ne font rien. Ce sont eux qui viennent à votre porte vous arrêter, ce sont eux qui vous torturent. Jammeh pense depuis 2006 qu’il n’est plus en sécurité, même auprès de ses alliés les plus proches, c’est pour ça qu’il a créé les jungulars. Ils ne prennent leurs ordres que de lui.
Ne vous y méprenez pas : la NIA est utilisée par Jammeh comme une couverture, ceux qui torturent, ce sont ses jungulars. Le cas de Solo Sandeng ? [secrétaire national de l’UPD, parti de l’opposition, arrêté en avril 2016 et décédé en détention, selon les ONG] Ce sont les jungulars. Jammeh est dingue. Ce type est hors contrôle, il est rempli de haine, il s’en prend à tout le monde.
Les actes de torture ont-ils perduré après 2006 ?
A l’époque de la tentative de coup d’Etat, Jammeh a dit qu’il voulait montrer l’exemple. Mais cela n’était pas vrai, et rien n’a arrêté après le coup d’Etat. L’usage de la torture a continué, et c’est encore le cas aujourd’hui.
A chaque fois, quand Jammeh est au téléphone avec les bourreaux, s’il dit : « Je ne veux pas le revoir », les jungulars tuent la personne. C’est comme ça que ça se passe.
Que deviennent les gens qui sont assassinés ?
Les corps sont enterrés, on n’en entend plus parler. Jamais aucun n’a été rendu à sa famille. Où sont les corps de ces neuf prisonniers qui ont disparu en 2012 ? Où est le corps de Solo Sandeng ? Je pose la question.
Quand et pourquoi êtes-vous partis ?
C’est une longue histoire : je vais faire court. En 2012, on m’a accusé d’être le complice d’un coup d’Etat. J’étais celui qui devait enquêter sur un groupe de pseudo-complotistes, des sources ont rapporté que des gens auraient fait entrer en Gambie des armes, sur un bateau. J’ai enquêté, mais vite, je me suis rendu compte que c’était faux, que tout était un mensonge.
Mais mon directeur était convaincu que ces sources disaient vrai, et que j’étais celui qui mentait. Comme j’étais pressenti pour devenir directeur, pour prendre sa place, il a utilisé cette affaire pour me nuire. Il a dit que j’étais impliqué. Le 1er novembre 2012, les jungulars sont venus, et cette fois, c’était pour moi. Deux Jeep Toyota, des 4X4, sont venus chez moi. Vous verriez comment ils opèrent : ils arrivent en trombe, s’arrêtent devant chez vous, vous prennent et repartent, tout se passe très vite. J’ai été emmené au même endroit que les gens que je voyais être torturés, sauf que, cette fois, c’était moi qui étais à leur place. Ils m’ont torturé, ils m’ont frappé, j’en ai encore des traces sur le dos, puis m’ont mis en prison.
Un mois plus tard, ils m’ont relâché. Mais quand je suis sorti, j’avais perdu toute envie de travailler pour la Gambie. Comment peut-on encore croire à la révolution que Jammeh a promis en 1994 quand il arrête ses alliés les plus proches ? Comment peut-on croire à ce régime alors qu’on torture et qu’on m’a arrêté, moi, qui étais innocent ? J’ai fui en 2013, et ai fait une demande d’asile à Dakar.
Demain: plongée dans l’enfer des journalistes gambiens, victimes de la répression de Jammeh.