Martin Kobler : « La Libye a besoin d’antibiotiques, pas d’aspirine »
Martin Kobler : « La Libye a besoin d’antibiotiques, pas d’aspirine »
Par Martin Kobler
Dans une tribune exclusive, le chef de la mission de l’ONU pour la Libye dresse un diagnostic inquiet mais indique aussi une voie de sortie de crise.
Le 17 décembre, cela fera un an que la Libye a signé son Accord politique. L’occasion de s’interroger : la Libye va-t-elle mieux ? Où en est le rétablissement de la sécurité sur l’ensemble du territoire ? Où en est la formation d’un gouvernement d’union nationale capable de répondre aux besoins de la population ?
Je me souviens de l’euphorie et de l’espoir qui entouraient cette signature. De l’hymne national, entonnée par des Libyens venus de tout le pays. La volonté politique de mettre en œuvre cet Accord était alors palpable. Le désir de clore enfin la période de transition et de commencer à bâtir une Libye stable et unie.
Je me souviens aussi de la promesse que j’ai faite à Fatima, une petite fille de Tawarga, il y a un an. Je garde toujours sa photo sur moi, pour ne pas oublier. Pendant la révolution de 2011, les habitants de Tawarga avaient été expulsés de leur logement. Malgré un accord local conclu en 2015, les habitants de Tawarga, dont Fatima, vivent toujours dans des camps de personnes déplacées. Cette inertie au niveau local est symptomatique de la réalité politique libyenne et de ses deux caractéristiques que sont l’impasse et l’endiguement.
Des avancées ont toutefois été réalisées.
L’Accord politique libyen est le fruit de quatorze mois de patientes négociations visant à rassembler, après la guerre civile de 2014, un paysage politique fracturé. Il a donné lieu à la création d’une nouvelle instante dirigeante, le Conseil de la présidence, chargé d’amorcer le processus de reconstruction et de réunification du pays.
A son arrivée à Tripoli en 2016, le Conseil de la présidence a formé un gouvernement qui est en train, petit à petit, d’asseoir son autorité. Il rencontre régulièrement les organismes financiers libyens pour chercher des solutions aux difficultés financières du pays. La production de pétrole a triplé depuis le début de l’année, pour atteindre les 600 000 barils par jour. La position de la communauté internationale est claire et unanime : elle soutient le Conseil de la présidence et l’Accord politique. Les ambassadeurs soumettent leurs lettres de créances à Tripoli, et certains Etats membres envisagent d’y rouvrir leurs ambassades.
Il faut par ailleurs rappeler les importants progrès réalisés en matière de lutte contre le terrorisme, à la fois dans l’ouest et dans l’est du pays. L’époque où l’Etat islamique (EI) contrôlait des territoires en Libye est révolue. Mais tous les médiateurs politiques le savent : s’il est difficile de conclure un accord, le mettre en œuvre l’est infiniment plus. Dans un pays aussi fragmenté que la Libye, qui sort de quarante-deux années d’autocratie et de népotisme, le défi est immense.
Les difficultés
La dynamique et le consensus politiques ont permis d’atteindre plusieurs objectifs primordiaux, comme la validation de l’Accord par la Chambre des représentants (le Parlement libyen) ou le retour du Conseil de la présidence à Tripoli. Toutefois, des différends persistent, qui menacent d’entraver les avancées et de faire sombrer la Libye dans un chaos d’une ampleur inédite. Des luttes entre différentes régions, localités ou personnalités pour l’accès au pouvoir et aux ressources viennent s’ajouter aux divergences sur la place de l’islam dans la vie politique, sur le rôle des membres de l’ancien régime et sur la structure des institutions chargées du maintien de l’ordre. Les institutions nationales sont divisées et des imposteurs ont formé des gouvernements parallèles, chacun d’entre eux se présentant comme l’unique garant du salut national.
Le Conseil de la présidence n’a pas su rassembler les différents groupes armés au sein d’une armée professionnelle unie. La criminalité a progressé, notamment la traite humaine : la Libye est aujourd’hui le pays qui exporte le plus d’immigrés clandestins vers l’Europe. L’économie libyenne, autrefois florissante, a commencé à s’effondrer avec la perte de confiance dans le système bancaire et une inflation galopante. Les réserves financières du pays sont passées de 108 milliards de dollars (103,8 milliards d’euros) en 2013 à 45 milliards en 2016. Si rien n’est fait, le pays risque la faillite. Enfin, les conditions de vie de la population sont de plus en plus difficiles.
Des solutions évidentes
Des solutions existent, mais pour pouvoir les mettre en œuvre, les partenaires de la Libye doivent aller au-delà de la politique d’endiguement et s’attaquer aux grandes priorités que sont le pouvoir, les armes et l’argent. Ce n’est pas d’aspirine dont a besoin la Libye, mais d’une dose massive d’antibiotiques.
La communauté internationale a sous-estimé l’ampleur du problème. La Libye a besoin de ses partenaires, et ils ont besoin d’elle. Sans ce partenariat, le pays ne pourra pas instaurer la paix et la stabilité, et ses voisins en feront eux aussi les frais.
Les Libyens sont bien entendu les premiers responsables de l’avenir de leur pays. Les problèmes de la Libye doivent être résolus par les Libyens eux-mêmes, mais il faut les aider. Les partenaires de la Libye doivent présenter un plan ciblant les principaux problèmes. Je sais que plusieurs points de l’Accord politique restent contestés mais, pour que des modifications puissent y être apportées, il faut recenser et résoudre les différentes questions en suspens. C’est le rôle de Chambre des représentants, et il est essentiel.
Toutes les questions, notamment celles du commandement en chef et de la chaîne de commandement de l’armée libyenne, peuvent être résolues au moyen des procédures prévues par l’Accord politique. Ce dernier comporte un mécanisme qui permet de le modifier – ses articles ne sont pas gravés dans le marbre.
Il faut ensuite s’attaquer au problème des groupes armés. Mouammar Kadhafi ayant laissé derrière lui une armée nationale faible, créer des services de sécurité unis est une tâche certes extrêmement ardue, mais à laquelle il faudra bien s’atteler. La création d’une garde présidentielle placée sous le commandement du Conseil de la présidence et chargée de protéger les institutions nationales ne serait qu’une première étape. Les groupes armés doivent se retirer des villes, à commencer par la capitale, Tripoli. Il faudra ensuite créer une armée unie, qui intégrera dans ses rangs l’Armée nationale libyenne.
Il faut, enfin, enrayer l’effondrement de l’économie libyenne. Pour une plus grande efficacité, le principe de responsabilité doit être appliqué et un mécanisme d’autorégulation doit être mis en place. Le Conseil de la présidence et la Banque centrale doivent mettre fin à leurs querelles et cesser de se renvoyer la balle. Les crédits prévus par les budgets doivent parvenir à leurs bénéficiaires, et leur allocation ne doit plus prendre des mois. Les salaires, les médicaments, les manuels scolaires et les services de base doivent être fournis, et fournis en temps et en heure. La confiance doit être restaurée afin que les Libyens puissent vivre sans peur : peur de la faim, peur de la maladie, peur pour leurs enfants.
Il y a encore bien d’autres priorités en Libye, comme la réconciliation nationale, le renforcement des institutions garantes de l’Etat de droit, l’amélioration de la situation humanitaire et la lutte contre le terrorisme, mais ces questions, tout comme celles que j’évoquais plus haut, doivent être résolues dans le cadre de l’Accord politique libyen.
Pour ce faire, les Libyens et la communauté internationale doivent agir de manière rapide et concertée. La majorité des Libyens ont moins de 40 ans et, comme Fatima, ils sont en train de perdre l’espoir de pouvoir vivre en paix et dans la dignité. Il est temps de mettre les ambitions personnelles de côté et d’œuvrer pour leur avenir.
Traduction : Blanche Theis
Martin Kobler, diplomate allemand, est depuis octobre 2015 représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, chef de la mission de soutien des l’ONU en Libye.