« This Is US » : heureux succès ou recette infaillible ?
« This Is US » : heureux succès ou recette infaillible ?
Par Renaud Machart
La série créée par Dan Fogelman, immense succès aux Etats-Unis, est un mélodrame « choral » dont la virtuosité scénaristique, qui doit autant aux principes du contrepoint qu’à ceux du « Creative Writing », n’est pas exempte de prévisibilité et d’académisme
THIS IS US - Official Trailer - NBC Fall Shows 2016
Durée : 02:35
This Is Us, diffusée sur Canal + Séries depuis le 30 octobre, qui est le plus grand succès en matière de série de la télévision non câblée nord-américaine de la saison 2016-2017, met en scène le destin croisé de multiples personnages, dont les trois enfants d’un couple, nés le même jour, à différents âges de leur vie.
On y trouve tous les ingrédients qui permettent à un grand nombre de téléspectateurs de s’identifier au propos : une famille moins parfaite qu’il n’y paraît, les traumatismes fondateurs de l’enfance, une jeune femme obèse qui décide de maigrir, un enfant noir adopté qui retrouve son père biologique en fin de vie, un jeune et beau comédien à succès connaissant une crise existentielle. N’y manquait qu’un personnage homosexuel : on le découvre finalement, et il complète cette galerie sociétale de portraits-types.
Série polyphonique
This Is Us ressortit au genre « choral », hérité du cinéma. Même si Robert Altman n’en est pas l’inventeur, avec Short Cuts (1993), son film a largement popularisé le genre en le plaçant à un haut niveau d’exigence artistique et technique. Mais son succès a cependant encouragé « une kyrielle d’avatars plus insipides les uns que les autres », pour reprendre les termes d’analyse de Jacques Mandelbaum (Le Monde du 19 juin 2007).
Notre confrère définissait les limites de la technique chorale : « Il faut une habileté de grand orfèvre pour éviter les deux écueils qui plombent le genre : la caricature des caractères, trop nombreux pour être approfondis, et le déterminisme cousu de fil blanc d’un scénario qui se déguise en hasard. »
This is Us S01 Promo VOSTFR (HD)
Durée : 02:31
Pour notre part, au terme « choral », largement adopté mais trop vague (le chœur n’est pas à proprement parler une forme musicale), on préférera « polyphonique », et même « contrapuntique » – voire « fugué ». Car la construction programmée des films et des séries pratiquant ce type de récit aux narrations entrecroisées ou superposées rappelle plus précisément la fugue, l’exercice suprême en matière d’écriture musicale.
Cette forme consiste à composer une polyphonie fondée sur l’exposition d’un thème (que le jargon musical nomme « sujet »), développé grâce à diverses formules combinatoires dont l’agencement n’a quasiment pas varié depuis le XVIIesiècle. La fugue et le contrepoint sont d’ailleurs toujours enseignés de manière académique dans les écoles de musique et conservatoires du monde entier.
Ecriture fuguée
On voudra aussi affilier la discipline quasi mathématique qu’est l’écriture fuguée à celle de la creative writing, une discipline née aux Etats-Unis. Car la fugue est à la musique ce que le creative writing est à la littérature : à peu près quiconque doué d’un sens technique mais pas forcément poétique peut faire siennes ces écritures.
Car la traduction par « création littéraire » du terme anglo-saxon original ne rend pas tout à fait compte de ce qu’est cette discipline : en dépit de la liberté d’expression individuelle professée, il s’agit davantage de techniques d’écriture, expérimentées dans des laboratoires participatifs, que d’invention littéraire. Ce qui n’empêche pas de rappeler qu’il faut sûrement se méfier, au regard des augustes préceptes de la rhétorique classique, de ce qu’est l’invention, sinon le cadre raisonné de l’imagination…
Beaucoup d’auteurs et scénaristes collaborant à des séries importantes sont des disciples de ces ateliers et laboratoires de la creative writing qui s’adressent non pas exclusivement à des étudiants en littérature mais aussi à des représentants de disciplines très diverses. De sorte qu’on voit désormais s’installer ces techniques scénaristiques dont la virtuosité évidente n’est pas exempte de prévisibilité et d’académisme.
Des ingrédients au succès imparable
Cette pratique semble trouver en la série télévisée un lieu d’expression d’autant plus privilégié que son temps long, voire très long, permet les infinies métamorphoses combinées des « sujets ». This Is Us peut d’ailleurs se prévaloir d’un temps long au minimum garanti puisque la chaîne NBC vient de passer la commande ferme de deux saisons supplémentaires. Cette sécurité obtenue par la production devrait donc permettre aux auteurs et scénaristes de programmer l’arche dramatique de leur série.
Il est cependant permis de se demander si This Is Us, dont on ne nie pas le pouvoir d’émotion et d’universalité, n’est pas qu’une fugue parfaitement réalisée à partir d’ingrédients (du type “roman à l’eau de rose”) au succès imparable. Ou presque : on aura noté la faiblesse d’invention de certains épisodes récents, qui ne font que réexposer des éléments connus sans vraiment les renouveler.
A moins que ces coups de loupe (qui semblent parfois des coups de mou) soient les prémisses de « sujets » (la fugue peut être construite sur plusieurs « sujets ») qui seront développés au cours des prochaines saisons. Au risque, relevé à propos de nombreuses séries, du délayage et du ralentissement dramatique.
This Is Us créée par Dan Fogelman. Avec Milo Ventimiglia, Mandy Moore, Sterling K. Brown Ron Cephas Jones, Justin Hartley, Susan Kelechi Watson, Chrissy Metz et Chris Sullivan (US., 2016, 18 x 42 min.) Canal + à la demande.