Lawrence Lessig : « Le problème de la démocratie actuellement c’est qu’elle n’est pas représentative »
Lawrence Lessig : « Le problème de la démocratie actuellement c’est qu’elle n’est pas représentative »
Propos recueillis par Martin Untersinger
Dans une interview au « Monde », Lawrence Lessig, professeur à Harvard et l’un des principaux penseurs d’Internet, défend une réforme de la démocratie américaine.
Lawrence Lessig est un des principaux penseurs d’Internet. Le premier livre de ce professeur de droit à Harvard, Code, anticipait en 2000 les lignes de tensions et les grandes évolutions d’Internet. Il se bat depuis maintenant plusieurs années pour rendre le système politique américain plus représentatif, notamment en y diminuant l’influence de l’argent.
Il a récemment contribué à Celui qui pourrait changer le monde, un ouvrage dédié au prodige du Net Aaron Swartz paru mardi 21 mars en France aux éditions B42. De passage à Paris pour la présentation de Meeting Snowden, un documentaire qui le montre échanger sur l’avenir de la démocratie avec la députée pirate islandaise Birgitta Jonsdottir et le lanceur d’alerte Edward Snowden, Lawrence Lessig a répondu aux questions du Monde.
Vos idées sur la démocratie et celles d’Edward Snowden semblent partir dans des directions différentes. À la fin de Meeting Snowden, on le voit imaginer une humanité plus connectée en ligne, alors que vous avez beaucoup dénoncé récemment les dommages que peuvent faire les réseaux sociaux, en matière de polarisation des idées politiques par exemple. Est-ce le cas ?
Je ne pense pas qu’il y ait une véritable différence dans le constat que nous faisons de la situation actuelle, ni dans la direction que nous souhaitons prendre. En revanche, là où il y a une différence, c’est concernant les sujets sur lesquels nous travaillons. Birgitta (Jonsdottir) veut régler les problèmes qui empêchent les gens de s’investir dans le processus politique - c’est la problématique du Parti pirate en Islande. Je réfléchis à comment rendre la démocratie vraiment représentative. L’objectif d’Edward Snowden est plus grand que cela : il cherche à savoir comment obtenir une société qui va dans une direction commune. Aucun de nous n’est en désaccord avec le projet des autres. Je travaille sur une partie différente d’un même problème.
Comme beaucoup, vous pensiez qu’Internet serait bénéfique à la démocratie, mais vous êtes devenu très sceptique, pourquoi ?
L’une des grandes forces d’Internet, c’est qu’il permet aux gens de se connecter directement. L’une des grandes faiblesses d’Internet, c’est qu’il permet aux gens de se connecter directement (rires). Avec Internet, nous avons découvert l’incroyable pouvoir que détiennent les rédacteurs en chef - pas les censeurs ou les filtres, mais les personnes qui ont le pouvoir de décider si ce que vous dites est vrai, si c’est prouvable, s’il y a des faits derrière ce que vous affirmez. Cela permet de s’assurer qu’une publication a un certain lien avec la réalité, mais si vous supprimez ces rédacteurs en chef, il n’y a plus de connexion avec les faits.
Vous faites référence au problème des fake news, mais il est important de préserver l’accès à l’information et à la libre expression. Comment concilier les deux ?
On ne réglera pas ce problème en éteignant Internet ou en empêchant les gens d’accéder à l’information. Ce que Facebook est en train de développer, un système très sophistiqué d’identifier et d’isoler les fake news, c’est effrayant. L’idée qu’une entité privée puisse se livrer à ce genre de censure est toujours inquiétante. Je pense qu’on va voir se développer une sorte de « rédaction en chef portable ». Un peu comme tout ce qui arrive sur votre ordinateur passe à travers un antivirus, il faut que vous ayez un moyen de voir ce qui a été vérifié ou non. Ce genre d’outils va forcément se développer, même si bien sûr ils ne seront pas parfaits.
Le fait que des plateformes comme Facebook ou Google hébergent des pans entiers du débat politique fait-il partie du problème ?
Les conservateurs ne sont pas d’accord, mais je pense vraiment que des plateformes comme Facebook tentent de maintenir un certain niveau de neutralité. Il est possible que sur ces grandes plateformes numériques, il y ait naturellement une incitation économique à préserver une certaine neutralité qui n’existe pas, par exemple, dans le paysage de la télévision.
Est-ce que le problème n’est pas tant l’absence de neutralité que le fait que ces plateformes incitent leurs utilisateurs à partager, à réagir, et favorisent donc les contenus polémiques ?
C’est certainement vrai. Si vous regardez l’histoire des médias, nous avons appris que la mesure d’audience corrompt les médias dont l’audience est mesurée. Dans les années 1950 et 1960, les chaînes de télévisions consacraient à l’information le temps qu’ils jugeaient nécessaire à l’information du public. Et puis le classement Nielsen est apparu, et les chaînes ont pu commencer à calculer les coûts et bénéfices des journaux. Je ne parle pas uniquement de coût au sens de ce qu’il faut dépenser pour faire de l’information - mais aussi du fait que lorsque les gens zappent, vous perdez de l’argent. Dès que vous commencez à mesurer l’audience, cela a un impact sur ce que vous produisez. Nous l’avons vu avec l’essor gigantesque des contenus « appeau à clics » sur Internet. L’une des conséquences, c’est que ces contenus sont très déterminés idéologiquement, ils font appel à l’émotion plutôt qu’à la raison.
Mon opinion, c’est qu’il faut réfléchir à la manière dont on peut conjuguer le projet démocratique avec des sources d’information fiables. Par exemple, la semaine prochaine, je me rends en Mongolie, où une loi récente oblige le gouvernement à sélectionner 500 personnes, qui sont réunies durant un week-end. On leur présente un problème constitutionnel, on leur donne toutes les informations à ce sujet, ils en débattent, délibèrent et ensuite ils produisent une résolution qui est proposée au Parlement. Nous devons utiliser davantage ce type d’outils si nous voulons avoir une démocratie qui nous représente réellement. Il faut trouver une représentation politique dans laquelle le peuple a eu le temps et l’opportunité de comprendre de quoi l’on débat. Les gens ne sont pas idiots. Ils sont ignorants. Il y a une énorme différence. Ignorant signifie que vous ne comprenez pas. Idiot signifie que vous ne pouvez pas comprendre.
En France, il y a eu des expériences autour d’un système de vote par classement, où l’on liste les candidats dans l’ordre de préférence. Ces expériences sont-elles intéressantes ?
Il faut multiplier toutes les expériences de ce type, afin qu’elles commencent à produire des résultats représentatifs. Là où je place la limite, c’est de savoir ce que l’on essaye de construire. Essaye-t-on d’arriver à de la démocratie directe ou à un système représentatif ? De la même manière que je suis sceptique quand on me dit que le peuple est idiot, je suis sceptique vis-à-vis de la démocratie directe. Il y a des gens qui croient qu’on peut se brancher sur Internet et voter pour tout, mais la vérité c’est que la plupart des gens ne connaissent rien aux sujets. Ils pourraient, mais ils ont des métiers, des passe-temps, des familles, des amoureux… C’est pourquoi nous embauchons des élus : c’est à eux de gérer cela.
La technologie peut aider à y parvenir ?
Bien sûr. Il y a par exemple cette merveilleuse expérience de démocratie liquide où vous allouez votre vote à certaines personnes pour certains sujets. Vous pouvez par exemple décider qu’une personne vous représente pour les questions fiscales, une autre pour les questions environnementales… Ce sont des expériences impossibles sans la technologie.
Lawrence Lessig, un des principaux penseurs d’Internet, défend depuis plusieurs années une réforme profonde de la démocratie américaine. De passage à Paris, il a répondu aux questions du « Monde ». | Joi Ito / CC BY 2.0
Craignez-vous que les gigantesques quantités de données récoltées sur les électeurs, qui permettent de cibler des messages politiques à un niveau très fin, rendent une discussion générale à l’échelle d’un pays impossible ?
Absolument. Les gens qui pensent que c’est une technologie utile sont ceux qui se concentrent uniquement sur l’élection, pas sur la manière de gouverner. C’est encore une technique qui va augmenter l’écart entre l’idée que se fait le public de ce qu’un candidat peut faire, et ce qu’il pourra réellement faire une fois élu.
Dans ce monde de ciblage fin, ma perception d’un candidat est différente de celle que vous aurez. On l’a vu avec Obama. Après son élection, tout le monde avait l’impression que c’était « leur gars » qui avait été élu. Si vous aviez rassemblé les Américains pour leur demander ce que représentait Obama pour eux, vous auriez obtenu trente réponses différentes et tout à fait plausibles. Je pensais qu’Obama était un grand réformateur, qu’il allait bouleverser le système politique, le libérer de l’influence corruptrice de l’argent. D’autres Américains pensaient qu’il allait nous donner une sécurité sociale universelle. Tout ça à cause de ce ciblage individualisé, qui à l’époque était loin d’être aussi précis qu’il l’est aujourd’hui. Ces techniques permettent d’adresser aux gens exactement le message qu’ils ont besoin d’entendre pour qu’ils se disent « c’est mon gars ». Mais une majorité de gens ont fini déçus parce qu’il s’est avéré qu’il n’était pas ce qu’ils pensaient qu’il était. Je comprends pourquoi il y a cette volonté de la part des consultants qui travaillent à l’élection des candidats. Mais je pense que nous devons avoir une vision plus large de ce dont la démocratie a besoin, c’est-à-dire des politiciens authentiques qui font ce qu’ils promettent. Vous ne pouvez pas faire ça si vous vous séparez en 50 000 versions de vous-même.
De quoi pensez-vous que le discours anti-élites, qui a été très fort dans l’élection française, est le symptôme ?
Dans la plupart des grandes démocraties, les gens pensent qu’il y a une élite et le peuple, et que les gouvernements travaillent pour l’élite et pas pour le peuple. Aux États-Unis c’est un symptôme d’une démocratie non-représentative. Il y a eu un travail empirique fantastique sur les décisions réelles de nos gouvernements dans l’histoire de Martin Gilens et Benjamin Page. Ils racontent ce que les gouvernements ont fait du point de vue de l’élite économique, et du point de vue du citoyen lambda. Leur principale découverte est que plus l’élite économique soutenait une idée, plus elle avait de chances d’être adoptée. C’est pareil pour les groupes d’intérêts. Mais pour l’électeur moyen, le pourcentage de la population qui soutient une idée ne change en réalité rien aux chances de cette idée de devenir une loi ! C’est l’illustration du problème des gouvernements qui ne répondent pas aux aspirations du peuple. Ce n’est pas simplement une perception, les données prouvent que c’est vrai. C’est le principal problème de la démocratie actuellement : elle n’est pas représentative. Tant que nous ne réglerons pas ce problème, tant que nous ne donnerons pas aux électeurs des raisons de croire que la démocratie agit pour eux, ils n’auront pas envie d’y consacrer du temps.
Est-ce que l’influence de l’argent est la raison pour laquelle tout est bloqué ou y a-t-il d’autres facteur ?
Aux États-Unis, l’argent contribue au fait que les représentants ne font pas ce que veut le peuple. Le gerrymandering [le fait de tailler les circonscriptions électorales en fonction de ses caractéristiques socio-économiques et à l’avantage d’une famille politique] en est une autre composante. Au moins 80 % des districts électoraux sont dits “sûrs”, c’est-à-dire que le parti qui n’est pas au pouvoir ne peut pas le gagner. Cela signifie que l’enjeu électoral se situe au niveau de la primaire. Ceux qui peuvent gagner sont ceux qui seront encore plus extrêmes que le candidat en place. Si vous êtes dans une circonscription électorale républicaine, la seule personne qui peut battre le Républicain en place c’est quelqu’un encore plus à droite. Cette dynamique rend les candidats encore plus polarisés que leurs districts.