Delphine Rémy-Boutang : « Les valeurs du digital, féministes par essence, accélèrent la mixité »
Delphine Rémy-Boutang : « Les valeurs du digital, féministes par essence, accélèrent la mixité »
Propos recueillis par Aurore Merchin
Chaque mercredi, « M » rencontre une femme qui fait bouger les choses. Cette semaine, l’entrepreneuse Delphine Rémy-Boutang, fondatrice de la Journée de la femme digitale, qui ouvre en septembre un club de networking pour femmes d’influence.
Delphine Rémy-Boutang, le 22 juin, à Paris. | Sandra Rocha pour M Le magazine du Monde
Il y a près de vingt ans, Delphine Rémy-Boutang abandonne ses études de droit et part à Londres. Entrée chez IBM comme simple assistante, elle grimpe les échelons jusqu’à devenir, en 2006, directrice social media. Facebook n’a que 2 ans, Twitter vient de naître, et elle évangélise les sociétés qui estiment encore qu’« on n’achètera jamais de chaussures sur Internet » aux vertus du « social business ». En 2012, alors qu’on lui propose un poste de vice-présidente à New York, elle quitte la multinationale pour monter sa propre start-up de conseil en stratégie digitale, The Bureau. Constatant la sous-représentation des femmes dans son secteur, elle cofonde, en 2013, la Journée de la femme digitale et, en 2016, le JFD Connect Club, réseau exclusif de femmes entrepreneures et intrapreneures réunissant les architectes du monde de demain. Début septembre, la dirigeante de 46 ans ouvrira au Trocadéro un espace de networking (réseautage) pour ce cercle réservé aux femmes d’influence.
Vous avez cofondé en 2013 la Journée de la femme digitale, un événement aujourd’hui incontournable du monde numérique. Quelle était votre ambition ?
J’étais souvent la seule femme à prendre la parole dans ce type d’événements et tables rondes. Il n’était plus possible que nous soyons si peu visibles dans ce secteur qui représente le futur. Je suis autodidacte, j’ai fait peu d’études, mais j’ai bénéficié de modèles : une grand-mère divorcée dans les années 1950, qui portait le pantalon et a fait connaître en France le designer Knoll, une tante qui m’a toujours dit de ne pas être une femme libérée mais libre, tout simplement.
Etre une femme digitale, c’est justement être une femme libre. Avec l’experte du e-business Catherine Barba, partie depuis aux Etats-Unis, nous avons donc imaginé cet événement gratuit qui mettrait les femmes en avant, avec des « talks » (discussions) à la manière des Tedx (vidéos). Le message principal, c’est l’inspiration, la rencontre. « Innovation starts when people meet people », disait Steve Jobs. La première édition avait rassemblé 600 personnes. En mars, à la Cité de la mode et du design, nous étions 10 000. Les femmes viennent avec leurs filles et ressortent avec un maximum d’énergie positive.
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Quelle place occupe aujourd’hui les femmes dans l’univers digital ?
D’après Syntec Numérique, le syndicat professionnel du numérique, elles ne représentent en France que 28 % de ces métiers. Seules 10 % des startups sont cofondées par des femmes, qui lèvent aussi deux fois moins de fonds que les hommes. Pourtant, dans les années 1970 quand le numérique s’est développé, les photos des premiers ordinateurs montrent des femmes aux commandes. Ada Lovelace a été la première programmatrice informatique. On doit à Grace Hopper la découverte du « bug », à Margaret Hamilton le logiciel de la NASA qui a permis à l’homme de marcher sur la Lune.
Mais quand l’informatique a pris ses lettres de noblesse, les hommes s’y sont engouffrés, renvoyant ces pionnières dans l’ombre. Il est urgent de rendre à Margaret ce qui appartient à Margaret. C’est pourquoi nous avons créé un prix à son nom pour les femmes qui créent le futur. Si on ne fait rien, il faudra attendre 2186 pour atteindre l’égalité hommes-femmes dans tous les domaines. Stop.
Comment aider les femmes à être mieux représentées dans l’économie de demain ?
Il faut l’optimisme de la volonté et faire des discriminations positives, aller chercher les CV de femmes. Nous avons aussi besoin de nouveaux modèles accessibles. Marissa Mayer de Yahoo! ou Sheryl Sandberg de Facebook sont tellement intimidantes que leur exemple est contre-productif. Il est possible d’entreprendre à 16 ans comme à 60 ans. Prenez Philippine Dolbeau, créatrice de l’appli New School, ou Clara Gaymard, cofondatrice de Raise. Il faut mettre en valeur des entrepreneuses et intrapreneuses comme elles. Et si nous supprimions le mot de plafond de verre de notre vocabulaire ? Je crois au pouvoir de la sémantique, or cette image violente nous inhibe.
Enfin, on ne peut pas écrire le futur avec les modèles du passé. En entreprise, les femmes s’adaptent ou renoncent, il faut créer une troisième option. L’entreprise de demain est porteuse de nouvelles valeurs : la transmission, la collaboration, l’agilité, la transparence, l’ubiquité, le partage. Ces valeurs du digital, féministes par essence, accélèrent la mixité.
Quels freins subsistent ?
Le premier est l’éducation. Les filles ne choisissent pas ces filières au départ. C’est le syndrome de la bonne élève, si elles n’ont pas toutes les compétences, elles n’y vont pas alors qu’on peut apprendre à apprendre et même à réapprendre. 60 % des métiers de 2030 n’existent pas encore. Il est urgent que les femmes se réinventent et investissent ces secteurs. Il n’y a ainsi que 2 % de femmes parmi les investisseurs dans le secteur sportif. A l’aube des Jeux olympiques de 2024, cet univers recèle pourtant énormément d’opportunités.
Pour Delphine Rémy-Boutang : « être une femme digitale, c’est justement être une femme libre ». | Sandra Rocha pour M Le magazine du Monde
Vous avez créé en 2016 le JFD Connect Club, que vous doterez à la rentrée d’un espace de networking au Trocadéro. Quel est l’objectif de ce réseau ?
Nous avions commandé une étude à Cap Gemini dans laquelle nous demandions aux femmes de quoi elles avaient besoin en priorité pour percer dans le digital. A 93 % elles ont répondu de « networker ». Encore une fois, à cause de ce syndrome de la bonne élève, elles culpabilisent de passer du temps en dehors du travail. Une femme qui participe à des cocktails n’est pas considérée comme une bonne mère, alors que les hommes se retrouvent dans les salons VIP du rugby ou du foot.
Il nous faut aller à la rencontre des gens mais à des moments et dans des lieux qui nous conviennent. Nous avons donc commencé par organiser des conférences au féminin mensuelles, autour des valeurs d’innovation, de partage et de bienveillance. En septembre, ce JFD Connect Club, inspiré du club newyorkais The Wing ou du londonien The Trouble Club, sera doté d’un lieu physique de 300 m2 au Trocadéro, avec bars à yoga, à ongles, à coder, à sieste, une salle de projection privée. On y organisera des rencontres, des conférences, des dîners avec des cheffes.
Si la JFD est ouverte à tous gratuitement, le club, qui a pour marraine Delphine Ernotte, la présidente du groupe France Télévisions, est réservé à des femmes influentes, des PDG et cadres de grands groupes ou de startups, à des journalistes. Il regroupe déjà une centaine de membres : Fabienne Dulac, la patronne d’Orange, Stéphane Pallez, PDG de la Française des Jeux, Caroline Lang, vice-présidente de Warner Bros, les anciennes ministres Fleur Pellerin et Axelle Lemaire, les startupeuses telles qu’Eliette Vincent, fondatrice du réseau de covoiturage du déménagement Cocolis, et que la boxeuse Sarah Ourahmoune. Des femmes à des postes qui peuvent changer la donne.