« Si “Valérian” avait été adapté aux Etats-Unis, nous aurions été trahis »
« Si “Valérian” avait été adapté aux Etats-Unis, nous aurions été trahis »
Par Frédéric Potet, Pauline Croquet
Les créateurs de la bande dessinée, Jean-Claude Mézières et Pierre Christin, reviennent, cinquante ans après, sur les origines de l’œuvre et commentent sa mise à l’écran par Luc Besson.
Avant de devenir un film à très gros budget réalisé par Luc Besson (Valérian et la Cité des mille planètes, qui sort en France mercredi 26 juillet), Valérian a été une bande dessinée, qu’on classe aujourd’hui doublement parmi les grands classiques du neuvième art et les œuvres fondatrices de la science-fiction française.
Nés en 1967 dans les pages du journal Pilote sous la plume du scénariste Pierre Christin et le pinceau du dessinateur Jean-Claude Mézières, le héros spatio-temporel et sa compagne, Laureline, ont multiplié les aventures – à travers une vingtaine d’albums publiés – dans un registre mêlant les codes du space opera et ceux de l’anticipation politique. Pour Pixels, les deux créateurs de la saga reviennent sur les origines et les spécificités d’une œuvre remise sur les devants de la scène à la faveur d’une adaptation à l’écran particulièrement attendue.
Le film de Luc Besson fait sortir Valérian de l’oubli dans lequel il a peu à peu plongé.
Jean-Claude Mézières : On ne peut pas dire cela. Les albums ont toujours continué à se vendre, en moindre quantité qu’auparavant bien sûr, comme pour toute série ancienne.
Pierre Christin : La série vit aujourd’hui un phénomène semblable à celui des comics américains que le cinéma a réhabilités en rajeunissant leur public. C’est émouvant et un peu mystérieux. Il y a, paraît-il, des pubs pour le film dans le métro de Shanghai. Je me demande bien ce qu’un héros un peu franchouillard comme Valérian peut susciter chez un petit Chinois…
Aviez-vous envisagé une adaptation à l’écran de votre série ? En rêviez-vous ?
J.-C. M. : On peut rêver de tout ce qu’on veut, mais ça ne fait pas bouger le schmilblick. Il faut un mec de la taille de Besson qui dise « moi je veux le faire » pour que cela avance. Il s’est battu pendant dix ans, depuis l’acquisition de la première option sur les droits audiovisuels. On est, ici, dans le cas typique du lecteur de 12 ans qui a littéralement plongé dans Valérian et qui, quarante ans plus tard, réalise son fantasme. Au départ, on n’y croyait que très moyennement.
P. C. : On ne s’est jamais posé la question d’une adaptation à l’écran, alors que nous sommes nous-mêmes des grands fans de cinéma. Quand on a su que Besson allait tenter de faire le film, cela n’a changé aucunement notre manière d’écrire les albums les plus récents. Penser faire une BD en vue d’une adaptation au cinéma est une cause de faiblesse. Ce sont deux arts très différents. Pour les éditeurs de bande dessinée, un film peut rapporter autant voire plus que dix ou vingt albums ; mais cela amène parfois les épisodes à se ressembler un peu.
Jean-Claude Mézières : « Je n’ai jamais dessiné des personnages ou des décors qui étaient pompés sur des albums précédents. » (« L’Ambassadeur des ombres ».) | Christin et Mézières/Dargaud
Lorsque vous vous êtes assis dans l’astronef recréé par Besson, il paraît que vous avez été très émus.
J.-C. M. : Oui, c’était le premier jour où nous étions sur le tournage. Dans le documentaire réalisé sur les coulisses du film, on a l’air de deux cons à la Foire du Trône dans des autos-tamponneuses. C’était émouvant, surtout pour moi qui l’ai dessiné des millions de fois. L’intérieur était gigantesque, luxueux : jamais je ne m’emmerderais à dessiner tout ça. Le propre du dessin est la recherche de l’effet maximum avec le minimum de moyens.
Au regard du résultat final, Besson a-t-il su, selon vous, prolonger à l’écran l’esprit de la BD ?
P. C. : La différence de moyens est importante entre un film à 200 millions de dollars et une bande dessinée à trois francs six sous, exécutée avec un ordinateur pourri et trois poils de pinceaux. Le film possède une dimension pyrotechnique propre au monde des blockbusters. Mais une chose me touche particulièrement dans cette adaptation, le petit couple d’acteurs que le réalisateur a choisis. Juvéniles, ils traversent des destructions massives, des explosions, de façon très franchouillarde, ils mènent leur barque. Ça, c’est très Valérian.
(« L’Ambassadeur des ombres ».) | Christin et Mézières/Dargaud
Je redoutais qu’il n’y ait plus l’humour de la série, qu’incarne beaucoup Laureline. Le fait est qu’il n’a pas été oublié. Cela apporte une espèce de fraîcheur qui est très éloignée des blockbusters américains, qui sont, pour les deux tiers, à mes yeux, de véritables films de guerre. Le dernier opus de la Guerre des étoiles est certes un film de science-fiction, mais c’est aussi un long-métrage qui se passe sur le tarmac d’un aéroport américain. Valérian, cela étant, n’est pas un béni-oui-oui non plus.
J.-C. M. : Luc Besson a su sublimer les scènes où Valérian fonce dans des décors, comme nous le racontons dans nos albums. La narration est alors du Valérian pur jus. Si Valérian avait été adapté aux Etats-Unis, je pense qu’on aurait été trahis. Prenez le Tintin de Steven Spielberg…
Le film s’appelle « Valérian » et non « Valérian et Laureline », titre que vous avez fini par donner à la série sur les derniers albums. Ce n’est pas un message formidable sur le plan de l’égalité des sexes, non ?
J.-C. M. : Nous avons mis nous-mêmes quarante ans avant de nous réveiller et changer le nom de la série ! On n’a pas essayé de convaincre Besson. Il fallait faire court. Les journalistes américains ne s’embarrassent même pas à prononcer la suite du titre, And the City of thousand planets.
P. C. : Personnellement, je redoutais que ça ne s’appelle pas du tout Valérian. Besson nous a expliqué que le nom de notre héros pouvait se prononcer dans à peu près toutes les langues.
Est-il exact que Luc Besson a acheté les droits de trois autres albums de « Valérian et Laureline » ?
P. C. : Plus que ça. Il a acquis des options pour une dizaine d’albums, parmi les premiers titres. Il nous a raconté succinctement avoir pratiquement écrit le scénario des deux suivants : l’un est un excellent choix, l’autre m’a surpris. Construire une saga cinématographique, cela dit, ne répond pas à la même logique qu’une série BD qui s’élabore par empilements successifs, en s’en remettant beaucoup au hasard. Si on nous avait dit, au départ, qu’on ferait autant d’albums de Valérian, nous n’y aurions pas cru.
« Valérian » n’est pas complètement néophyte au cinéma. La série a inspiré nombre de cinéastes de SF, notamment George Lucas, qui a en repris certains détails dans « Star Wars ».
J.-C. M. : Ça oui ! Quand tu empruntes la bagnole d’un copain, eh bien tu lui rends en disant : « Tiens, j’ai fait le plein et voilà les clés. » Là, les autres n’ont ni fait le plein ni rendu les clés. J’ai écrit une fois à George Lucas, il n’a jamais répondu. Il n’est pas le seul à nous avoir piqué des trucs, mais lui, c’était quand même le champion.
Pierre Christin : « Pour les Shingouz, j’étais content de mon idée, mais quand je les ai vus dessinés, j’étais épaté. Ce sont nos vedettes, presque malgré nous. » (« L’Ambassadeur des ombres ».) | L'Ambassadeur des ombres/Christin et Mézières/Dargaud
P. C. : Je dois dire que Lucas n’a pas été très poli, en effet. Les emprunts qu’ont pu faire les uns et les autres ne me gênent pas, cependant. La bande dessinée de SF et la science-fiction en général forment un grand édifice global qu’enrichissent tous les auteurs qui s’y essaient. Il y a d’ailleurs, chez nous, des éléments qui viennent directement de la SF américaine : Isaac Asimov, A. E. van Vogt et d’autres grands auteurs des années 1960-1970 qui ont nourri notre réflexion. L’idée même de la patrouille du temps vient d’une œuvre de Poul Anderson. La science-fiction, beaucoup plus que tout autre genre littéraire, est un lieu d’échanges et de rencontres, comme tous les univers construits de toutes pièces.
Dès le début, votre série aborde des thèmes politiques. Ce qui était rare à l’époque dans la bande dessinée.
P. C. : Quand on a commencé Valérian, nous vivions aux Etats-Unis dans une période d’exaltation dont on n’a presque plus idée aujourd’hui. C’était la conquête de l’espace, l’explosion des biens de consommation, la révolution musicale et esthétique, les droits civiques… Il y avait un climat d’optimisme tourné vers le futur. En rentrant en France, j’ai eu l’idée, presque un peu naïve, de décliner un grand thème par album. A l’époque, la bande dessinée était un genre souvent réac, très masculin, avec des soldats, des cow-boys, jamais de femmes bien entendu. Elle ne parlait pas de sujets contemporains.
C’est pour cette raison que, dès le premier album, nous avons traité du thème de la société des loisirs, qui paraîtrait démodé maintenant. Les Terriens ne foutent plus rien et passent leur temps devant des écrans – ça, c’était un peu prémonitoire. Le vrai maître de la galaxie est un « maître des rêves », qui serait, dans mon esprit, Google aujourd’hui ou le patron d’une grande chaîne de télé. Xombul va flanquer la pagaille pour la bonne cause en faisant faire aux hommes des mauvais rêves pour les réveiller. Dans les albums suivants, nous parlerons du pillage de la planète, par la métaphore de l’exploitation pétrolière, ou encore du thatchérisme et du reaganisme.
Au fur et à mesure, la série est devenue de plus en plus pessimiste.
P. C. : Par définition, les héros de bande dessinée ne vieillissent pas. Le Valérian des années 2000 n’est toutefois plus tout à fait celui du tout début. Parce qu’aussi, le monde s’est beaucoup assombri, en raison notamment des crises écologiques : la montée des mers, le réchauffement climatique… Valérian n’est rien d’autre que le reflet de chaque moment où il a été écrit.
Vous faites aussi le constat, dans la série, que les civilisations ne fonctionnent plus.
P. C. : Oui. Dans les derniers albums, il y a les Limbos qui ont été victimes d’un planétocide. Ce sont des espèces de clochards de l’espace. Ils n’ont plus de planète, ils n’ont plus rien. Ils puent, qui plus est, ce qui est quand même pénible.
J.-C. M. : Ils sont à moitié visibles alors que Pierre les voulait complètement invisibles au départ. Je lui ai dit : « Pierrot, ça ne va pas être simple. Il faut que je dessine quelque chose, moi. »
P. C. : Le monde de Valérian s’est fait par germination. On ne peut pas s’empêcher de penser que, comme dans nos villes et comme partout dans le monde, il existe des espaces « hors zones » où l’on flanque tous ceux dont on ne veut pas. Nos derniers albums montrent des hôpitaux, des asiles, des clochards… Je tenais beaucoup à développer cet autre aspect du space opera. Enfin, là, c’est plutôt du « space drame social ».
Vous avez aussi anticipé un certain nombre de phénomènes, comme l’explosion nucléaire de Tchernobyl ou la découverte massive d’exoplanètes dans l’espace. L’imagination se met-elle facilement au service de l’intuition ?
P. C. : Dans Valérian, il y a surtout de l’utopie, en ce sens que les Terriens sont encore là au XXVIIIe siècle. Quand on regarde ce qui se passe aujourd’hui, je ne suis pas entièrement sûr que cela sera vraiment le cas. Quant à la prédiction involontaire de Tchernobyl, elle est liée à la grande trouille des années 1970 et 1980 de voir une guerre atomique se déclencher.
(« L’Ambassadeur des ombres ».) | Christin et Mézières/Dargaud
Si vous deviez écrire un nouvel album maintenant, quel sujet actuel traiteriez-vous ?
P. C. : Je tournerais sans doute autour du thème de la régression, qui me tracasse beaucoup en ce moment. C’est quand même effrayant de voir Trump, Erdogan, ces visages crispés par la haine, vomissant des insultes… Je ne pensais pas assister à cela de mon vivant.
Et sur le plan de l’image, Jean-Claude, qu’aimeriez-vous figurer du monde actuel ?
J.-C. M. : J’ai toujours des envies de dessiner, mais la créativité n’est plus la même à 80 ans qu’à 50. Je n’ai pas le talent de Moebius qui créait des paradis comme ça ; moi je me bats avec mon dessin, je rentre dans le tas, j’en chie comme un Russe, mais une fois que c’est terminé, ça me va. Comme Pierre voulait raconter des histoires qui n’étaient pas des resucées d’histoires déjà connues, je n’ai jamais dessiné des personnages ou des décors qui étaient pompés sur des albums précédents.
Le travail de dessinateur de science-fiction est-il plus difficile qu’un autre ?
J.-C. M. : C’est plus difficile dans la mesure où on doit tout créer de zéro. Je n’allais pas regarder les bouquins de science-fiction, surtout qu’à l’époque il n’y en avait pas. Et quand je reproduis des photos, je me trouve être un médiocre dessinateur. En revanche, dès que je commence à délirer sur un grand paysage, une grande civilisation, ça rend pas mal, des fois.
Pierre Christin : « [Pour le prochain album] je tournerai sans doute autour du thème de la régression, qui me tracasse beaucoup en ce moment. » (« L’Ambassadeur des ombres ».) | Christin et Mézières/Dargaud
Votre série se démarque aussi grâce à l’introduction d’une héroïne bien différente de celles de l’époque, Laureline. Comment la définiriez-vous ?
J.-C. M. : C’est une nana sympa et vivante. Dès sa première apparition, elle sauve la vie de Valérian. En tant que dessinateur, je ne projette jamais l’avenir d’un personnage. Je l’ai dessinée la première fois telle que je la voyais. Elle grimpe alors aux arbres et on voit presque ses petites fesses – un truc qu’on ne faisait jamais dans la bande dessinée européenne.
P. C. : La présence de Laureline devait permettre de renouveler la manière de faire des dialogues. Ceux-ci étant pratiquement tous masculins dans la bande dessinée jusque-là, les propos avaient tendance à rester assez virils, y compris les blagues qui n’étaient pas toujours très raffinées. Intégrer une fille qui n’était pas un faire-valoir mais quelqu’un qui avait pleinement droit à la parole offrait la possibilité de trouver un humour plus léger, plus incisif, plus « mise en boîte ».
Laureline, par ailleurs, croit à l’étrangeté, à ce qui passe dans la tête des extraterrestres. Elle a même un certain don de prescience. Son rôle est aussi lié au fait qu’on ne voulait pas faire de la « hard » science-fiction avec des machines et des armes, mais quelque chose de plus proche des sciences naturelles.
Pierre Christin : « Le métier de scénariste de bande dessinée consiste à nourrir l’imaginaire du dessinateur. » (« L’Ambassadeur des ombres ».) | Christin et Mézières/Dargaud
Vous avez aussi donné vie à un bestiaire incroyable de créatures et d’extraterrestres. Aviez-vous déjà une idée, au moment de leur conception, de ce à quoi ils allaient ressembler ?
J.-C. M. : Non, Pierre m’indiquait seulement comment les créatures pensaient, comment elles allaient se comporter. Pour leur allure physique, c’était à moi de me débrouiller.
P. C. : Le métier de scénariste de bande dessinée consiste à nourrir l’imaginaire du dessinateur, mais c’est à lui de faire le casting. Pour les Shingouz, j’étais content de mon idée, mais quand je les ai vus dessinés, j’étais épaté. Ils sont entrés un peu par effraction dans la série, avant d’intégrer pratiquement tous les albums. Ce sont nos vedettes, presque malgré nous.