Au Kenya, les vétérans Mau Mau autoproclamés se comptent par milliers
Au Kenya, les vétérans Mau Mau autoproclamés se comptent par milliers
Par Bruno Meyerfeld (contributeur Le Monde Afrique, Nyeri, envoyé spécial)
De nombreux vieillards affirment s’être battus contre les colons britanniques dans les années 1950 et réclament une compensation sonnante et trébuchante.
Accompagné de deux copains, chapeau de brousse sur la tête et veste à motif militaire sur les épaules, le « général Matenjaguro » se repose devant la télé. Le regard endormi, ce vieil homme à la fine moustache savoure en bon connaisseur les séries de la fin d’après-midi, dans une pièce minuscule au carrelage sali, logée au fond d’un hôtel crasseux du centre de Nyeri, à 150 km au nord de Nairobi, au Kenya.
Duncan Mwangi – son vrai nom – se réveille finalement pour évoquer ses faits d’armes lors de la légendaire révolte Mau Mau (1952-1960). « Les Johnnies [surnom des colons britanniques] avaient des fusils, des tanks, des avions. Nous, on se battait avec des machettes ! », pavane le « général », cabotin lorsqu’il évoque « la vie dans la forêt, sans eau, sans vêtement et sans nourriture pendant six ans » et exalté quand il s’agit de narrer ses exploits, « comme cette fois où on a fait exploser un camp entier grâce à une bombe larguée par un avion, qu’on a retourné et lancée contre l’ennemi ! »
Et tant pis si personne ne peut attester de la véracité de ces récits dignes de Rambo. Comme « Matenjaguro », ils sont des milliers de retraités du Kenya central à revendiquer une participation active mais improuvable à la lutte contre l’occupant britannique. Autant d’histoires hautes en couleur, récitées mille fois par des vieux messieurs sans le sou, attachants et un peu pathétiques, « général », « lieutenant » ou « maréchal » autoproclamés. Autant de conversations qui se terminent immanquablement par une aumône ou un appel au don plus ou moins subtil.
Envieux et bonimenteurs
La révolte des Mau Mau fut pendant des années un enjeu brûlant au Kenya. Le soulèvement, mené pour l’essentiel par la tribu kikuyu, entraîna une effroyable répression, faisant entre 25 000 et 300 000 victimes selon les historiens. Des crimes longtemps niés par Londres, qui dissimula ou détruisit systématiquement ses archives, refusant toute idée de compensation jusqu’en 2013. Cette année-là, la justice britannique donna raison à 5 228 anciens combattants Mau Mau authentiques, qui touchèrent autour de 3 000 euros.
Le somme peut sembler dérisoire au regard de la gravité des sévices subis il y a six décennies. Mais au Kenya, c’est est un véritable magot, équivalent à plusieurs années de salaire pour un habitant des campagnes. Le succès des courageux et opiniâtres vétérans de 2013 fit donc des envieux… et pas mal de bonimenteurs.
« Quasiment aucun des vieillards qui se prétendent Mau Mau aujourd’hui n’est un véritable combattant ! », s’énerve Joyce Wanjiku Kairu, directrice de l’ONG d’aide aux personnes âgées Purity Elderly Care Foundation, basée à Nyeri : « Tous prétendent avoir entre 80 ou 90 ans, alors qu’ils en ont 10 ou 20 de moins ! Au Kenya les personnes âgées ont des vies très dures. Elles souffrent de solitude, de misère, de dépression. Elles sont prêtes à tout pour survivre. »
La région de Nyeri déborde ainsi d’associations et groupuscules d’anciens combattants plus ou moins nébuleux, composés pour l’essentiel de descendants supposés de Mau Mau. Ainsi en va-t-il de la « Mau Mau Veteran Association » de Nyeri, qui revendique 1,5 million d’adhérents. On y est accueilli froidement par son président, Paul Wanyoike. « Pourquoi prendrais-je du temps pour vous parler si vous ne me payez pas en échange ? », grogne d’entrée, entre deux coups d’œil méfiants, l’ex-guerrillero revendiqué.
« C’est simple : nous exigeons 42 billions de shillings [335 milliards d’euros] du gouvernement britannique ! », lâche-t-il finalement, montrant le chemin de la porte au visiteur du jour. Un chiffre qui peut paraître fort élevé, mais qui reste finalement assez modeste lorsqu’on le compare aux exigences d’autres associations, dont certaines réclament ouvertement la somme de 618 billions de shillings ! Soit le double du PIB du Royaume-Uni ou 70 fois la richesse nationale kényane… Rien de moins.
Vagues promesses
« Ces chiffres sont ridicules et n’ont aucun fondement », tranche l’historien David Anderson, auteur de Histories of the Hanged (non traduit), ouvrage de référence sur la période : « Sur les 20 000 à 25 000 Mau Mau engagés dans le conflit, à peine 8 000 ont survécu aux combats dans les forêts. À ce jour, les survivants ne seraient donc plus que quelques centaines encore en vie. »
Selon l’historien, la question la plus épineuse concernerait non plus les compensations aux combattants, mais plutôt « la restitution des terres volées aux Mau Mau par les Kikuyu “loyalistes”, restés fidèles au gouvernement colonial lors du soulèvement. C’est un sujet difficile, car il implique des expropriations, mais qui ne peut être résolu que par le gouvernement kényan ».
Le président Uhuru Kenyatta – lui-même Kikuyu – ne s’est jamais réellement attaqué à ce sujet. Lors de différentes cérémonies officielles cette année, le chef de l’Etat s’est contenté de vagues promesses et d’hommages symboliques, annonçant la délivrance de titres de propriété, des nouvelles aides sociales pour les vétérans et la construction prochaine d’un « monument national » en hommage aux « héros et héroïnes » du maquis kényan.
Mais l’opération de charme, juste avant la présidentielle du 8 août (remporté par Kenyatta), a laissé plus d’un observateur sceptique. « A chaque élection, les politiciens promettent mais rien ne se passe. Ils se servent de la mémoire et de la grandeur des Mau Mau pour ramasser des voix », soupire Anthony Maina, directeur adjoint du musée de Nyeri.
L’endroit, installé dans une ancienne cour de justice coloniale et dénué de moyens, est l’un des rares lieux de mémoire du pays. « Il y a urgence : dans dix ans, tous les Mau Mau seront morts, leur souvenir risque de disparaître, s’alarme M. Maina. La priorité devrait donc être de réécrire les manuels scolaires et de documenter au plus vite cette période. Sinon, nous risquons de devenir une nation sans histoire. Et donc sans avenir. »