Femmes radieuses et hommes engagés : notre sélection cinéma
Femmes radieuses et hommes engagés : notre sélection cinéma
Par Isabelle Regnier
Chaque mercredi, dans « La Matinale », les critiques du « Monde » présentent les meilleurs films à découvrir sur grand écran.
LES CHOIX DE LA MATINALE
UNE FLAMME ÉTERNELLE : « Un Beau Soleil intérieur », de Claire Denis
UN BEAU SOLEIL INTÉRIEUR Bande Annonce ✩ Juliette Binoche, Film Français (2017)
Durée : 02:02
Avec l’écrivaine Christine Angot, la réalisatrice de Trouble Every Day était partie pour adapter l’essai de Roland Barthes. Au gré d’aléas divers, le projet a évolué pour devenir ce qu’il est aujourd’hui, le portrait d’une artiste quinquagénaire, divorcée, prise dans un flux de rencontres amoureuses qui virent immanquablement au fiasco.
Mais par la manière qu’il a de creuser ce que le philosophe et sémiologue appelait « le travail amoureux », de s’attarder sur ces phrases qui « restent suspendues », qui « disent l’affect, puis s’arrêtent », d’explorer aussi bien l’éloquence de certains gestes, de magnifier la grâce d’un personnage entièrement agi par son désir, Un beau soleil intérieur reste fidèle au texte qui l’a inspiré. Il confirme ainsi l’audace de Claire Denis, cinéaste dont le regard magnétique et sensuel peut décidément s’accommoder de tous les genres. I. R.
Film français de Claire Denis, avec Juliette Binoche, Xavier Beauvois, Philippe Katerine (1 h 34).
LA DIALECTIQUE PEUT-ELLE CASSER DES BRIQUES ? : « Le Jeune Karl Marx », de Raoul Peck
LE JEUNE KARL MARX Bande Annonce (2017)
Durée : 02:13
Raoul Peck, 63 ans, est haïtien de naissance, congolais de jeunesse, berlinois de formation, cinéaste international, occasionnellement ministre de la culture de son pays natal, fondamentalement marxiste, auteur du récent I Am Not Your Negro (2016), consacré à la lutte des Noirs américains pour leurs droits civiques, qui a cassé la baraque aux Etats-Unis.
Pour ce Marx fictionné, il retrouve son coscénariste Pascal Bonitzer, pour tailler dans le marbre de l’Histoire un récit vivant, qui parle aux spectateurs d’aujourd’hui. Le résultat, non équivalent dans l’histoire du septième art à la place de Marx dans celle de la pensée, sans doute un peu trop sage pour cela, ne s’en laisse pas moins recommander. L’idée de cantonner cette épopée intellectuelle et politique à la jeunesse de Marx est excellente. Elle revivifie sous la forme d’un jeune homme plein de fougue et de mordant la momie broussailleuse et épuisée du père de tous les communismes dévoyés. J. M.
Film franco-allemand de Raoul Peck. Avec August Diehl, Stefan Konarske, Vicky Krieps, Olivier Gourmet (1 h 58).
FOLIE DE FEMMES : « Demain et tous les autres jours », de Noémie Lvovsky
DEMAIN ET TOUS LES AUTRES JOURS Bande Annonce (2017)
Durée : 02:06
Mathilde (Luce Rodriguez) vit avec sa mère (Noémie Lvovsky) qui titube au bord de la folie. Pas une banale dépression, non. Le genre de mal qui vous fait prendre le train en pleine nuit alors que votre enfant attend votre retour. Qui vous fait croire aux méchantes intentions des autres et à l’affection d’étrangers. La mère de Mathilde n’est pas un roc, c’est un fétu qui menace sans cesse de sombrer, auquel l’enfant s’accroche pourtant afin de survivre au perpétuel naufrage qu’est leur vie commune. Un fétu envoûtant, qui sait, de temps à autre, se conformer assez aux attentes du monde pour que sa fille en soit fière.
Reste que la logique de la maladie est inéluctable. Tout le monde le sait, la patiente, sa fille et le public. Pour conjurer la malédiction, Mathilde sort à son tour de la rationalité, emportant le film avec elle. Et ce qui aurait pu être une étude de cas psychiatrique verse dans le conte de fées. T. S.
Film français de et avec Noémie Lvovsky, avec Luce Rodriguez, Mathieu Amalric (1 h 35)
AL GORE, SYMPATHIQUE HÉROS DE FILM CATASTROPHE : « Une suite qui dérange : le temps de l’action », de Bonni Cohen et Jon Shenk
UNE SUITE QUI DÉRANGE Bande Annonce VF (Cannes 2017)
Durée : 02:39
Onze ans après la sortie d’Une vérité qui dérange, le documentaire de Davis Guggenheim qui sensibilisa un large public au réchauffement climatique à travers la figure d’Al Gore, Une suite qui dérange dresse le bilan de dix ans de lutte politique et idéologique, toujours à travers le portrait de son personnage principal. Nourri d’innombrables images de catastrophes naturelles récentes, le documentaire nous invite à penser que l’imaginaire des films catastrophes avec lequel on aimait se faire peur s’est déversé dans la réalité.
Entièrement construit autour de la personnalité d’Al Gore, Une suite qui dérange tombe inévitablement du côté de l’hagiographie. Le candidat malheureux face à George W. Bush à l’élection présidentielle de 2000, couronné du prix Nobel de la paix en 2007, est décrit comme un gourou bienfaisant qui a laissé de côté les ambitions d’une carrière politique pour la défense d’une noble cause.
Partant aux quatre coins du globe pour former des ambassadeurs du climat, tentant de négocier in extremis avec l’Inde pour éviter qu’elle ne se dote d’usines de charbon, l’homme pourrait sortir tout droit d’un film de Frank Capra : il allie des talents de pédagogue et d’orateur, un mélange d’idéalisme et de pragmatisme et s’établit loin de tout carriérisme politique. Si l’on s’habitue vite au portrait flatteur, c’est que, comme tout homme politique, Al Gore appartient autant à la réalité qu’à la fiction et qu’une cause a besoin de s’incarner dans un corps. M. J.
Documentaire américain de Bonni Cohen et Jon Shenk. Avec Al Gore (1 h 38).
LA MENACE FANTÔME : « Deux hommes en fuite », de Joseph Losey
Deux hommes en fuite de Joseph Losey : bande-annonce
Durée : 01:05
Réalisé par Joseph Losey en 1969, Deux hommes en fuite (Figures in a Landscape en anglais) s’inspire d’un roman de Barry England, qui empruntait lui-même son titre à une toile de Francis Bacon de 1945, Figure in a Landscape. La référence à la peinture est importante tant la forme qu’adopte ce film méconnu tend vers l’abstraction.
Ses personnages, deux fugitifs (Robert Shaw et Malcolm Mc Dowell) lancés dans une course folle à travers une succession de paysages hostiles et fascinants, traqués sans que l’on sache jamais pourquoi par un hélicoptère noir, froid comme la mort, sont appréhendés comme de pures puissances pulsionnelles. Deux blocs de peur et de rage à peine contenue dont on ne saura à peu près rien, sur lesquels le spectateur sera libre de projeter ce qui lui chante tandis qu’il s’abîme dans la contemplation des tableaux successifs, qui ne sont pas sans évoquer les douloureuses et violentes visions du peintre britannique.
Cette fable métaphysique sur la liberté et l’oppression, et plus généralement sur la condition humaine, résonne évidemment avec l’histoire de son auteur, sympathisant communiste placé sur liste noire par l’administration maccarthyste qui, une fois réfugié en Angleterre, se retrouva de nouveau stigmatisé pour ses idées politiques, et empêché de travailler comme il voulait. I. R.
Film britannique de Joseph Losey (1970). Avec Robert Shaw et Malcolm McDowell. (1 h 50)