#balancetonporc : derrière la polémique, un fait social
#balancetonporc : derrière la polémique, un fait social
Les harcèlements sexuels dénoncés récemment ne sont pas des déviances marginales, mais un fait social qui appelle à s’interroger sur ses actes, explique Thomas Schauder.
Street art rue d’Aubervilliers, Paris / CC by Jeanne Menjoulet
Suis-je ce que la société fait de moi ? Expliquer, est-ce excuser ? Cette semaine, Thomas Schauder, professeur de philosophie, revient dans Phil d’actu sur les réactions au hashtag #balancetonporc et comment la sociologie explique ce qu’est un « fait social ».
Chronique Phil d’actu. L’actualité de ces derniers jours a été marquée par le succès des hashtags #balancetonporc, #moiaussi et #metoo sur les réseaux sociaux, et par les réactions qu’ils ont suscitées. Bruyamment, les uns s’esbaudissent de ce que la parole des femmes se libère enfin, y compris certains qui n’ont pas fait grand-chose pour l’égalité réelle ou pour dénoncer les comportements délictueux. Non moins bruyamment, les autres crient au scandale, à la délation, persuadés d’être à l’avant-garde du combat contre le complot de la bien-pensance féministe et antiraciste.
La plupart de ces critiques disent ne pas viser le fond (car qui pourrait affirmer publiquement qu’il est favorable au harcèlement ?), mais la forme : pour Eric Zemmour, le procédé rappelle la délation des Juifs sous l’Occupation (Europe 1, 17 octobre), Marine Le Pen juge la formulation du hashtag « brutale et injurieuse » (France 2, 19 octobre) et Alain Finkielkraut dénonce la fin de la présomption d’innocence au profit de la vengeance (Radio RCJ, 22 octobre). Mais une remarque de ce dernier dans cette même émission mérite qu’on s’y attarde un peu :
« Une jeune femme dans un reportage a raconté qu’un jour, dans l’autobus, un homme s’est masturbé devant elle. C’est désagréable, c’est pénible, c’est peut-être atroce, mais où est le harcèlement ? Il y a des pervers aussi qui ouvrent leur manteau à la sortie des écoles […]. Tant qu’il y aura des hommes il y aura des tordus sur la terre. De tels comportements ne seront jamais totalement éradiqués, mais ils ne disent rien sur les rapports entre les sexes dans notre société. »
Si je trouve le choix des adjectifs plus que contestable, je voudrais surtout signaler que le fond du problème me semble ici touché du doigt : Alain Finkielkraut appelle à ne pas confondre les comportements individuels de certains avec le fonctionnement systématique de la société. Marine Le Pen, dans son interview sur France 2, disait quelque chose de similaire en affirmant que « dans un certain nombre de milieux, le puissant […] entraîne une forme d’omerta ». Le harcèlement, la discrimination, le viol et tous les comportements que #balancetonporc sert à dénoncer ne sont-ils donc que le fait de « tordus » et de certains « puissants », ou sont-ils plutôt des faits sociaux ?
Expliquer et excuser
Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler ce qu’est un fait social. Emile Durkheim, l’un des pères de la sociologie, le définit ainsi : « Un ordre de faits qui […] consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont doués d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui » (Les Règles de la méthode sociologique, 1895). Autrement dit, les comportements individuels ne sont pas, du moins pas tous, le produit de la volonté du sujet, mais plutôt des normes collectives que nous intériorisons.
Dès lors, l’approche sociologique implique que le sujet prenne de la distance par rapport à la conscience qu’il a de ses agissements, pour s’interroger sur les causes de ceux-ci. Il s’agit donc de laisser temporairement de côté le jugement moral et la notion de responsabilité au profit de l’explication. Enfin, il faut comprendre que nous sommes nous-mêmes, inévitablement, pris dans ces « effets de système » et que nous y participons d’une manière ou d’une autre, que nous le voulions ou non, que nous en ayons conscience ou pas.
C’est ici que certains crient au scandale, comme Eric Zemmour pour qui cette manière de penser mène à la « repentance » perpétuelle. Dans un autre contexte, Manuel Valls, lors d’un hommage aux victimes de l’attentat de l’Hyper Casher le 9 janvier 2016, refusait toute explication au comportement des terroristes car « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». Une telle position est bien souvent une manière facile de ne pas se remettre en question. Il est tellement plus simple de considérer que ce sont les autres les coupables, et pas moi ! « Moi, je ne suis pas un tordu, je ne suis pas un puissant, je suis poli avec les femmes, je n’ai jamais sorti mon sexe en public, donc tout va bien »…
Nous sommes agis
En réalité, ceux qui refusent de voir les effets de système chez eux ont tendance à les voir très facilement chez les autres (quand ils ne sont pas, comme Eric Zemmour, dans le pur déni : « Moi je n’ai pas l’impression que la parole des femmes ne s’est jamais libérée »). Ainsi, Marine Le Pen et Alain Finkielkraut, dans leurs prises de paroles respectives, ont rapidement embrayé sur la place des femmes à Sevran ou dans le quartier de La Chapelle à Paris. Avec l’idée que chez les Noirs et les Arabes, la domination masculine est un fait social, pas chez les Blancs… Nous sommes face à un cas de contradiction manifeste.
En réalité, « ne pas avoir l’impression » ne constitue pas une preuve. D’abord, cela laisse de côté les impressions de l’autre – ici, celles des femmes concernées par le harcèlement sexuel. L’homme peut très bien penser, en toute bonne foi, qu’il s’est contenté de draguer ou de blaguer alors que la femme s’est sentie agressée. On est, certes, dans une confrontation d’affects et c’est pourquoi de nouvelles lois ne serviront pas à grand-chose alors même que les lois existantes peinent à être appliquées. Mais les réseaux sociaux, en tant que lieu d’expression des affects, permettent au moins à cette confrontation d’exister verbalement, donc à terme d’être pensée.
Ensuite, si les réactions sur ces réseaux sociaux peuvent être violentes et n’aboutissent pas forcément à des changements en profondeur de la société, elles ont cependant le mérite de montrer que les femmes victimes de harcèlement ne sont pas des cas isolés : le nombre de témoignages est la preuve que nous n’avons pas affaire à des déviances marginales mais à un fait social. Reconnaître que nous sommes agis par ce fait ne nous rend pas coupables ou complices, mais nous oblige à nous interroger sur nos propres actes.
Hommes ou femmes, nous reproduisons des comportements « hétéro normés ». Imposer son autorité est valorisé chez un homme, pas chez une femme. Les vingt-quatre ans d’écart entre Brigitte et Emmanuel Macron ont défrayé la chronique, mais qui a parlé de Melania et Donald Trump pour lesquels l’écart est strictement le même ? Et à quelle réaction peut s’attendre une femme qui draguerait un homme en pleine rue ou qui lui ferait une remarque déplacée ? La sociologie (les fameux gender studies sur lesquels on a dit tant de bêtises) peut ainsi nous aider à voir plus loin que notre affect immédiat, à avoir plus de lucidité sur les causes et les conséquences de ce que nous faisons, même si cela nous paraissait jusque-là anodin.
Les hashtags ne suffiront pas. Mais s’ils permettent aux femmes de sortir de l’impuissance, de la peur et de la culpabilité, et aux hommes de s’interroger sur leur propre comportement, alors ils auront été le début, peut-être maladroit, peut-être insuffisant, peut-être trop extrême, d’un changement nécessaire et souhaitable.
Pour aller plus loin, quelques vidéos :
- une réponse aux amalgames de Zemmour par Le Mock
- une mise au point sur la différence entre « expliquer » et « excuser » par Usul
- une bonne synthèse du débat sur le hashtag #balancetonporc par Les choses au Claire