Au Kenya, le boycott de la présidentielle dégénère en violences
Au Kenya, le boycott de la présidentielle dégénère en violences
Par Marion Douet (Kisumu, envoyée spéciale), Bruno Meyerfeld (Nairobi, envoyé spécial)
Le scrutin, dénoncé comme « une parodie » par l’opposition, n’a pas pu se tenir dans l’ensemble du pays. Au moins quatre personnes sont mortes dans des affrontements.
Le jour vient à peine de se lever. Et cet homme à terre a le visage en sang. Allongé à plat ventre sur la chaussée, il fixe le sol. Le regard fou. Son visage, comme pétrifié par la peur. Ou plongé dans un horrible cauchemar. A quelques mètres, il y a l’entrée de l’un des bureaux de vote du bidonville de Mathare, deuxième plus grand de Nairobi. « Ce type, il voulait venir voter, et un groupe l’a attaqué ! Mais ici, il n’y aura pas d’élection ! », soutient un jeune homme du quartier, sans un geste pour le blessé.
Ce visage ensanglanté, au regard perdu, c’était pourtant, sans doute, celui de la démocratie kényane. Un visage inquiétant qui risque de hanter pour longtemps le pays, alors que se tenait, jeudi 26 octobre, un nouveau scrutin présidentiel qui, dans une bonne partie du pays, a tourné au fiasco. Voire, à l’anarchie.
La veille, l’opposition avait appelé au boycott de la consultation, qualifiée de « parodie » de démocratie par son leader, Raila Odinga, demandant à ses supporters de rester « chez eux ». Mais l’appel au calme du chef n’a pas été étendu par ses troupes dans les bastions de l’opposition, tels les bidonvilles de Nairobi ou la ville de Kisumu, dans l’ouest du pays, qui se sont à nouveau enflammés ce jeudi.
Les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants ont entraîné la mort d’au moins quatre personnes à travers le pays. A Mathare, les heurts ont duré toute la journée, rocaille contre lacrymogènes. La situation fut comparable à Kibera, le plus grand bidonville de la capitale, dominé par les partisans de Raila Odinga, issu de l’ethnie Luo. Là, des barricades furent dressées avant l’aube pour empêcher la tenue du scrutin et retenir l’arrivée des forces de l’ordre.
Une semaine de deuil a été décrétée
Tout un symbole : le bureau de vote de la grande école primaire du quartier d’Olympic, à l’entrée du bidonville, où Raila Odinga avait voté sous le regard des caméras le 8 août, n’a été cédé à la police qu’en milieu journée. Ouvert au forceps, coincé au milieu des émeutes, le lieu emblématique de la vie démocratique du slum a vite été transformé en caserne par les forces de l’ordre. On pouvait y voter, certes, mais dans le fracas des explosions et la fumée des gaz qui piquent aux yeux. Vers la fin de la journée, un seul et unique bulletin avait été déposé dans l’urne. Nul ne sait vraiment par qui.
La situation était plus confuse encore dans l’ouest du pays, au bord du lac Victoria, et en particulier dans le comté de Kisumu. Les habitants de la troisième ville du Kenya ont en effet massivement boycotté le scrutin. Les bureaux de vote sont restés fermés et des familles entières cloîtrées chez elles, tandis que se multipliaient les accrochages entre police et partisans de l’opposition.
En fin de journée, Kisumu comptait au moins deux morts par balle et plusieurs dizaines de blessés, transportés en urgence à l’hôpital Jaramogi-Oginga-Odinga, du nom du premier vice-président du Kenya moderne et père de « Raila ». Derrière les rideaux bleus des salles de consultation, on trouvait des manifestants mais aussi de simples habitants. « Des policiers sont entrés dans ma maison. L’un d’eux a sorti un couteau et essayé de me poignarder », témoigne ainsi Kennedy Odhiambo Sande, un pansement au milieu du front et du sang coagulé sur ses chaussures blanches.
Une semaine de deuil a été décrétée par les autorités locales et dans l’urgence, la commission électorale (IEBC) a annoncé le report à samedi de la consultation dans les quatre comtés de l’ouest du pays. Mais personne n’y croit. « Samedi ? ! Cela nous laisse à peine un jour de plus… », lâche ainsi, hagard, John Muyekho, responsable du site de comptage des voix de Kisumu-Central, balayant du regard son immense salle décorée, où les urnes et des isoloirs attendent encore d’être dispatchés dans les bureaux de vote. Un vœu pieux, en raison du manque de personnel, dont la grande majorité, effrayée par les violences, s’est volatilisée dans la nature.
Comptage des bulletin dans une école de Lavington, banlieue de Nairobi. Sur les 659 électeurs inscrits dans ce bureau, seules 167 personnes ont voté. / FREDRIK LERNERYD / AFP
L’économie du pays accuse le coup
A première vue, le boycott est donc un succès ; 5 000 bureaux de vote (sur les 40 000 du pays) n’ont pas ouvert leur porte, de l’aveu même de la commission. Et elles semblent loin, les interminables files d’attente d’électeurs du mois d’août, serpentant à travers le Kenya, face aux bureaux de vote à moitié vides ou carrément désertés un peu partout dans le pays. Selon l’IEBC, le taux de participation se serait élevé à 48 % en fin de journée, contre près de 80 % il y a deux mois et demi. Un chiffre déjà faible, « mais sans aucun doute surévalué. La participation est au mieux de 35 % à 40 % », assure une source bien informée à Nairobi.
Ironie de l’histoire ? C’était ce 26 octobre l’anniversaire d’Uhuru Kenyatta, qui fêtait ses 56 ans. « Mon espoir est que ce pays aille de l’avant après les élections ! », a expliqué le président sortant après avoir voté, l’air détendu et apparemment ravi de sa journée de fête.
Mais le sourire de Kenyatta n’était pas qu’un pied de nez à ses opposants. Il vise aussi à rassurer ses partisans et son groupe ethnique, celui des Kikuyu, le plus nombreux du pays. Car si un Kenya a bel et bien boycotté le scrutin, un autre est allé voter. Et souvent en masse.
Ainsi, à Kikuyu, ville située à une poignée de kilomètres à l’ouest de Nairobi, où vit en majorité la tribu du même nom, on faisait encore la queue au soleil pour voter à la mi-journée. « C’est mon droit démocratique, soutient Katherine, jeune habitante de la localité, venue mettre son bulletin dans l’urne avec une amie. Pour moi, le plus important c’est l’économie : elle va très mal et il est temps que ça s’arrête. »
De fait, l’économie accuse le coup. Les entreprises kényanes pourraient accuser des pertes de 6,7 milliards de dollars (5,7 milliards d’euros) sur les quatre derniers mois de l’année et le Fonds monétaire international a déjà revu la croissance du pays à la baisse pour 2017. « Même si l’opposition l’oublie, nous sommes encore un pays en développement, tranche Katherine. On ne peut pas se permettre d’être en campagne électorale permanente. »
Descente aux enfers
Dans son village du comté de Nymaria, 250 kilomètres plus à l’ouest, le juge David Maraga est lui aussi allé voter. Mais le chef de la Cour suprême kényane, devenu une véritable icône de la démocratie africaine depuis l’invalidation du dernier scrutin, est resté indéchiffrable sur ses intentions, abrité derrière son éternel demi-sourire.
Compte-il faire annuler le scrutin et provoquer une troisième élection ? « Ce n’est pas certain, croit Nic Cheeseman, expert de la vie politique kényane. Maraga n’est pas un opposant. C’est un homme de loi, qui place la Constitution au-dessus de tout. Et il n’est pas certain qu’il ait apprécié les désordres du jour. Ni qu’il ait aimé l’attitude d’Odinga, qui n’a pas empêché les violences dans ses bastions. » Ni qu’il souhaite prolonger indéfiniment la descente aux enfers de la démocratie kényane.