Depuis près de dix ans, Jérémie Lenoir photographie des paysages contemporains. Il s’est particulièrement intéressé aux modifications des frontières ville-campagne à travers son projet « Marges ». Ci-contre, « Extraction, Juziers », 2012. / Jérémie Lenoir

Bruno Marzloff, sociologue et fondateur du ­cabinet d’études et de prospective Chronos, et Philippe Moati, économiste et ­cofondateur de l’Observatoire ­société et consommation (Obsoco), viennent de publier la première enquête de leur nouvel « Observatoire des usages émergents de la ville ».

Le travail que vous venez de réaliser montre-t-il que l’on est en train de construire des villes pour des habitants qui n’en veulent plus ?

Philippe Moati : Il y a un gouffre entre les attentes des citadins et ce que leur offrent les acteurs de la ville. Seuls deux Français sur dix souhaitent vivre dans une grande ville ou à sa périphérie. La corrélation entre la densité urbaine et le mal-être que montre notre enquête se renforce constamment. Le désarroi des ­citadins, justifié par l’écart domicile-travail, la cherté de la ville, la pollution, la congestion des trafics, s’accroît.

Bruno Marzloff : On constate d’un côté un rejet des grandes villes et de leur périphérie. Et, de l’autre, une France des petites villes ou des franges rurales, qui accepte son habitat – jusqu’à 75 % dans les communes isolées. C’est l’héritage d’une ville qui n’a cessé de s’étaler dans ses marges et de se densifier dans ses centres, une ville d’autant plus insupportable que, faute de moyens financiers, son cœur est inhabitable.

Pourquoi la ville ne trouve pas grâce aux yeux des Français, qui y voient d’abord un lieu d’hyperactivité ?

P. M. : Le syndrome Amélie Poulain. Pour les Français, la place de village est le fondement de l’urbanité, car il s’agit d’un endroit de promiscuité choisie. Or, la ville est l’endroit par excellence où l’on est confronté à un autre que l’on n’a pas choisi, le « pire » lieu étant le transport collectif, peut-être l’un des derniers lieux de mixité sociale imposée. Dans son quartier, en revanche, on connaît les gens quels qu’ils soient et la mixité est acceptée, on est dans l’entre-soi.

B. M. : C’est pareil pour les Allemands qui sont 48 % à vouloir ­aller vivre ailleurs, les Italiens 58 % et les Anglais 60 % ! Seule différence : les Français considèrent, plus que les autres, la ville comme le lieu de l’hyperactivité et du travail. Mais, pour le reste, l’hyper-urbanisation et la ghettoïsation des centres engendrent partout le même rejet. A San Francisco où, entre 2009 et 2013, 400 000 emplois ont été créés mais seulement 30 000 logements supplémentaires, on aura le même résultat qu’à Paris, Londres, Melbourne, Sydney.

Ce rejet semble trop violent pour ne pas cacher un malaise plus global ?

P. M. : Oui, d’autres enquêtes le montrent, comme celle que ­l’Obsoco vient de mener sur les dimensions éthiques de la consommation alimentaire : le même syndrome Amélie Poulain avec la même petite épicerie, le même désir de revenir à une taille humaine, car le monde fait peur. C’est clairement l’expression d’une crise de la modernité. L’expression spatiale de la modernité étant la ville, celle-ci est aussi rejetée.

Dans une autre étude récente, j’avais été frappé de constater que le mot « industriel » était devenu un gros mot. Dans toutes les enquêtes, sur tous les sujets, le mot à la mode, c’est « naturel ». Et les comportements sont quasi schizophréniques : le mot « nature » arrive ainsi en dernier pour caractériser la ville, mais dès que l’on propose des modes de villes, celui de « ville nature » est plébiscité. Le grand écart permanent !

Cela explique-t-il ce très fort rejet de la ville connectée, de la smart city ?

B. M. : Oui. Et c’est quasi instinctif tant la méfiance est grande ­envers la ville fordiste, ­industrielle et maintenant numérique. Parallèlement, les gens sont ­addicts. Nous avons obtenu un chiffre sur la consultation des ­applis numériques qui est douteux tant il est énorme : plus de 90 % des Parisiens utiliseraient leurs applis sur mobile chaque jour !

P. M. : Il est frappant de voir à quel point les positions sont tranchées. Le seul facteur explicatif est le positionnement politique. La différence d’appréciation entre les gens très à droite et ceux proches de l’écologie, sur ce que doit être une « bonne » ville, est abyssale. L’altérité, caractéristique des métropoles, est plébiscitée à gauche, alors que la droite extrême ne rêve que d’une seule culture. Aucun critère de revenus ou de tranches d’âge n’explique ces réactions. Pas plus que le ­critère géographique. Dans la ville centre qui devrait être le lieu de la « mondialisation heureuse », il y a autant de réfractaires qu’ailleurs.

Ce supplément est réalisé en partenariat avec l’Etablissement public foncier d’Ile-de-France (Epfif).