En optant pour le recours à la rue, Jean-Guy Talamoni et Gilles Simeoni espèrent retrouver l’élan qui les a portés pour la deuxième fois au pouvoir en décembre 2017 à l’occasion des élections territoriales. A l’époque, 65 000 électeurs corses avaient porté leurs suffrages sur la liste d’union entre autonomistes et indépendantistes, baptisée Pè a Corsica (« Pour la Corse »). Le pari est risqué et la mobilisation au cœur des attentes du duo qui dirige la nouvelle collectivité unique de la Corse, mise en place le 1er janvier. « Nous sommes conscients que nous ne pourrons faire descendre des dizaines de milliers de personnes dans la rue, souffle un membre de l’état-major de Corsica Libera, le principal mouvement indépendantiste. Mais nous battons le rappel au maximum : c’est le programme pour lequel la population a voté, il est normal qu’elle fasse entendre sa voix. »

Depuis près d’une semaine, les nationalistes peuvent compter sur leur redoutable machine logistique et un savoir-faire en matière de communication que leur envient leurs adversaires politiques. Sitôt après la première réunion de « cadrage » à Corte, dimanche dernier, les réseaux sociaux ont été mis à contribution à travers le hashtag #Demucrazia (« démocratie »), un collectif créé pour l’occasion, et toutes les bonnes volontés sollicitées, depuis les entreprises de transports « amies » jusqu’aux appels au covoiturage sur Internet. Pour acheminer les manifestants à Ajaccio, des autocars ont notamment été affrétés au départ de Bastia et d’autres localités de l’île, de Porto-Vecchio (Corse-du-Sud) à Calvi (Haute-Corse). « Il y a déjà pas mal de réservations, les deux bus qui partiront de Bastia sont pratiquement complets et d’autres ont été programmés », explique Françoise, une militante bastiaise chargée de superviser les déplacements.

« Populaire et pacifique »

Fait plutôt rare, la crainte d’éventuels débordements a entraîné la mise en place d’un service d’ordre dès l’annonce de la manifestation. Ce dernier a été confié, entre autres, au Syndicat des travailleurs corses (STC, nationaliste). « Nous ne serons pas les seuls, précise Jean Brignole, responsable de l’organisation syndicale : le principe d’assurer la sécurité a été acté, toutes les forces vives de notre famille de pensée vont s’activer pour que ce rassemblement se déroule sous ces deux mots d’ordre : populaire et pacifique. » Le risque redouté par les promoteurs de la « manif » est que des éléments incontrôlables, en particulier parmi les plus jeunes des manifestants, affrontent les forces de l’ordre. « Compte tenu des mots d’ordre lancés par les organisateurs, nous avons décidé d’assurer une sécurisation habituelle en cas d’afflux de population mais pas de dispositif renforcé de maintien de l’ordre », précise le cabinet du préfet de la Corse. Dans l’île, l’administration préfectorale a déjà fort à faire avec la visite annoncée du président de la République, le 6 février à Ajaccio, dans le cadre des cérémonies commémorant le vingtième anniversaire de l’assassinat du préfet Claude Erignac.

Pour les nationalistes, l’enjeu consiste surtout à mobiliser au-delà de leur cercle d’influence afin de prouver le large consensus autour des revendications portées par leur majorité : co-officialité de la langue corse, rapprochement des détenus « politiques », statut de résident, fiscalité spécifique et reconnaissance de la spécificité de la Corse dans la Constitution. Mais les élus de l’opposition ont d’ores et déjà annoncé leur intention de ne pas rejoindre le cortège. A l’instar de Valérie Bozzi, présidente du groupe de droite associé au parti Les Républicains à l’Assemblée de Corse, Jean-Martin Mondoloni, le chef de file de la « droite régionaliste », a estimé que le temps « d’engager un bras de fer » n’était pas venu, préférant « privilégier un dialogue fertile et serein » avec le gouvernement. Sur son compte Twitter, le maire de Bonifacio (Corse-du-Sud) et élu d’opposition LRM Jean Charles Orsucci a annoncé qu’il ne participerait pas non plus à la manifestation de samedi. « Nous attendons avec sérénité la venue du président de la République qui, nous croyons, sera à la hauteur des enjeux de notre île », a-t-il écrit.

« Il y a un mois et demi, nous avons totalisé 20 000 voix de plus que ces trois-là réunis, estime un proche de Jean-Guy Talamoni, et il n’est pas sûr que leurs propres partisans suivent leurs consignes. Ce que nous attendons samedi, c’est que le peuple affirme que nos revendications sont justes et qu’il les partage. »