Les limites du classement des milliardaires par « Forbes »
Les limites du classement des milliardaires par « Forbes »
Par Maxime Vaudano, Jérémie Baruch
Le palmarès des grandes fortunes établi chaque année par le magazine américain est entaché de nombreuses limites méthodologiques.
Jeff Bezos, le président-directeur général d’Amazon, est considéré comme l’homme le plus riche du monde par le magazine « Forbes ». / DANNY MOLOSHOK / REUTERS
Comme chaque année, les milliards s’étalent à la « une » de Forbes, qui a livré, le 6 mars, son dernier classement des personnalités les plus riches du monde. Un « marronnier » qui fait bien souvent figure de mètre étalon de l’économie mondialisée, alors qu’il est loin de refléter fidèlement la richesse réelle des élites financières du XXIe siècle.
1. « Forbes » ne mesure qu’une partie de la richesse
Contrairement à une idée reçue, le classement Forbes ne mesure pas l’ensemble de la richesse d’un individu, et on comprend aisément pourquoi : avec toute la bonne volonté du monde il serait bien impossible à ses journalistes d’examiner exhaustivement tous les comptes bancaires, propriétés immobilières, tableaux, yachts et jets privés des grandes fortunes mondiales.
Le magazine se contente d’évaluer « la valeur de tous les actifs dont nous avons la preuve qu’ils appartiennent à la personne », expliquent Luisa Kroll et Kerry Dolan, les deux responsables du classement au sein du magazine. L’exactitude de la fortune affichée d’un individu dépend donc de la qualité de l’enquête journalistique, mais surtout de la transparence des déclarations du milliardaire. Or, il s’agit d’une vertu peu répandue à ce niveau de patrimoine.
Le classement Forbes passe ainsi à côté de fortunes gigantesques dissimulées par leurs propriétaires dans des juridictions discrètes et des structures opaques, comme les sociétés écran, les fondations ou les trusts. L’exemple de l’homme d’affaires américain James « Jim » Simons est à cet égard édifiant. La fortune de ce fondateur d’un puissant fonds spéculatif new-yorkais était estimée à 18,5 milliards de dollars en 2017. L’enquête « Paradise Papers », publiée en novembre 2017 par Le Monde et une centaine de médias internationaux, a pourtant permis d’établir qu’il avait dissimulé entre 7 milliards et 15 milliards de dollars supplémentaires dans un trust confidentiel aux Bermudes, dont Forbes n’avait bien sûr jamais eu connaissance.
Cet écueil n’épargne pas la France : la même enquête a révélé que la première fortune française, Bernard Arnault, avait logé dans des juridictions offshore plusieurs yachts, une résidence somptueuse dans la banlieue de Londres et des participations dans des fonds d’investissement.
A défaut de fuites massives de données confidentielles, la nature réelle du patrimoine des milliardaires reste donc bien souvent inconnue du grand public – et de Forbes.
2. La richesse est fluctuante
Pour se rassurer, les limiers du magazine américain peuvent faire valoir qu’un yacht ou un avion, dont la valeur se chiffre en millions, restent somme toute anecdotiques à l’échelle d’une fortune de plusieurs milliards. Reste que les principales composantes de la richesse mondiale sont, elles aussi, sujettes à caution.
Pour établir leur classement, les journalistes se fondent en effet principalement sur la valeur des actions détenues par les milliardaires dans des entreprises. Or, contrairement à un compte en banque ou à une maison, la valeur de ces actions peut varier du simple au double en quelques mois, selon les résultats de l’entreprise. C’est par exemple ce qui explique le recul de Patrick Drahi, passé de 13 milliards à 6 milliards d’euros entre 2017 et 2018, à cause des difficultés d’Altice, la maison-mère de SFR.
La méthodologie des classements de fortune présente une autre limite considérable en ne tenant pas toujours compte de l’endettement des personnes et des entreprises – qui peut considérablement réduire l’ampleur de la fortune réelle.
Autant d’écueils qui permettent de douter de l’exactitude des chiffres extrêmement précis avancés par Forbes – et du sens même prêté au mot « fortune ». Ainsi, le magazine américain évaluait en 2017 la fortune de Bernard Arnault à environ 39 milliards d’euros (41,5 milliards de dollars de l’époque), quand un classement équivalent établi en France par Challenges avançait le chiffre de 47 milliards d’euros.
3. Tout le monde n’est pas pris en compte
De nombreuses personnalités publiques ne sont pas prises en compte dans le classement du vénérable magazine. Il en va ainsi de la plupart des monarques de la planète, qui jouissent pourtant d’une richesse considérable. Mais pour Luisa Kroll et Kerry Dolan, de Forbes, l’explication tient au fait que « leur argent est par essence dû à leur position de dirigeant. En d’autres termes, leurs biens appartiennent en réalité à leur pays (…). Quand ils mourront, la fortune ira au prochain roi ou sultan. »
C’est ce qui explique pourquoi le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman (« MBS »), n’apparaît pas dans le classement américain. Il est pourtant propriétaire de nombreuses demeures — dont un château en France estimé à 275 millions d’euros — et d’un yacht estimé à 420 millions d’euros. Difficile dès lors d’imaginer que « MBS » n’est pas milliardaire.
Plus un régime est corrompu, mêlant l’argent public et les intérêts privés, et plus l’évaluation des fortunes se complique. Forbes le confirme d’ailleurs cette année dans un article où il explique avoir exclu de son classement tous les milliardaires saoudiens : emprisonnés ou dépossédés de leurs actifs dans le cadre de la récente campagne « anticorruption » menée par le régime, leur fortune exacte est aujourd’hui impossible à calculer.
La même question se pose pour le président russe, Vladimir Poutine : les « Panama Papers » ont montré en 2016 qu’il contrôlait, par l’intermédiaire de proches, des actifs importants dans les paradis fiscaux… mais il ne figure pas pour autant dans les pages de Forbes.