Quitter Vichy. Depuis le début de l’aventure, réfugiés et bénévoles étaient conscients qu’un jour il faudrait tourner la page de la ville thermale. L’intégration passe par cette prise d’autonomie. Le 14 mai sera le grand jour pour Alsadig. Presque une nouvelle vie pour celui qui va commencer une formation professionnelle avec les Clés de l’atelier, une entreprise de formation aux métiers du bâtiment… Une avancée considérable dans la vie du Soudanais de 27 ans, réfugié depuis 2017, même si ce pas de géant va de pair avec un nouveau déracinement. La formation d’Alsadig se situe en effet à Lyon, à deux heures de voiture de Vichy.

Fini pour lui le cocon de cette ville d’eau où il a passé deux années, où beaucoup de ses amis réfugiés vivent encore, où il peut compter sur un réseau de bénévoles qui l’aident au quotidien. Une ville à taille humaine où l’on fait tout à pied. « J’ai d’abord eu une chambre au centre d’accueil de demandeurs d’asile d’Adoma, puis une fois réfugié, j’ai loué sur le même site, mais au dernier étage », rappelle Alsadig, arrivé en France en octobre 2015. Jusque-là, il était important pour lui de conserver ce repère spatial. Un point de stabilité dans un moment encore compliqué. Mais la vie est aussi faite de bonds en avant et il lui faut « passer à autre chose », reconnaît le jeune homme.

Alsadig et Alrashid visitent le centre de formation aux métiers du bâtiment, Les Clés de l’atelier, à Lyon, en compagnie de Pierre-Martin Aubelle, son responsable, le 1er février 2018. / Sandra Mehl pour Le Monde

Un appartement sous les toits

En novembre 2017, Alsadig a été reçu par Pierre-Martin Aubelle, un des fondateurs de l’entreprise, qui lui a proposé de venir voir les Clés de l’atelier. Pablo Aiquel, journaliste vichyssois, bénévole auprès des réfugiés et ami d’Alsadig, l’a accompagné. « Il fallait qu’il sente l’ambiance, comprenne ce qu’on lui proposait », rappelle-t-il. Durant ce voyage, le Soudanais avait oublié son sourire. Il était tendu. Comme si toute cette nouveauté qui s’engouffrait dans sa vie lui faisait l’effet d’une vague un peu violente en plein visage. Alsadig était partant, il avait envie d’aller de l’avant, mais il lui fallait le temps de faire doucement le deuil de Vichy pour se tourner vers Lyon, sa nouvelle ville. Se former à Lyon impose d’y vivre. Adieu donc Adoma et son foyer, Vichy, ses thermes et ses amis.

Lyon est une ville chère. A un mois de commencer, Alsadig ne sait toujours pas si sa formation sera ou non rémunérée. Heureusement, « les clés de l’Atelier nous ont proposé deux organismes susceptibles d’aider Alsadig à trouver un logement. Adoma, qu’Alsadig connaissait déjà, ou Ailoj. La première solution était pratique, mais pas vraiment favorable à la rencontre de Français, puisque Adoma propose une vie en foyer. La seconde était séduisante, mais donnait forcément aussi un peu le vertige », rappelle Pablo Aiquel, qui les aide depuis deux ans à franchir une à une les étapes sur la route de l’intégration. Alsadig et Al-Rachid, un autre réfugié soudanais de 30 ans qui a décidé de faire lui aussi la formation aux métiers du bâtiment, ont opté pour le grand saut : prendre un appartement à eux avec l’aide d’Ailoj. L’association trouve le logement, signe un bail de courte durée, comme un tremplin vers l’autonomie et le marché privé.

Un escalier extérieur tout en pierres. Un, deux, trois… cinq étages. Samedi 14 avril, Alsadig et Al-Rachid viennent visiter le logement proposé. L’absence d’ascenseur, ils s’en moquent. Tous deux savaient avant la visite que l’appartement serait sous les toits, près des oiseaux. Ça lui va bien à Alsadig, lui qui aime la poésie, la beauté paisible du monde. En poussant la porte en bois de ce qui va devenir son chez-soi, il ne dit rien de ce qu’il ressent. Alsadig n’est ni un bavard ni un expansif. Quand il entre dans ce qui va devenir son appartement partagé avec Al-Rachid, ses yeux sont attirés par la lumière des fenêtres. Des tuiles rouges, un bout de ciel, des appartements de l’autre côté de la rue… Un horizon ouvert où ses yeux pourront se perdre un peu quand il sera dans sa chambre ou dans la pièce commune.

Alsadig rencontre Blanche Bousquet, responsable du pôle social de l’Association d’aide au logement des jeunes (Ailoj) à Lyon, le 1er février 2018. / Sandra Mehl pour Le Monde

C’est le grand saut

Alsadig arpente le lieu, silencieux. Difficile d’imaginer ce qui se passe dans sa tête, alors qu’il n’a pas eu de vrai lieu à lui depuis son départ précipité du Soudan en 2015. Laurent Nicola Francesco, le responsable du parc logement d’Ailoj, cherche sur son visage un signe à interpréter. Le jeune réfugié continue sa visite, impassible. Le logement est magnifique. Tout refait à neuf, bien isolé, propre et pratique. La première chambre, la cuisine salle à manger, la deuxième chambre, la salle de bain et les WC. Son pas lent jauge le lieu, son cerveau essaie peut-être de l’imaginer meublé.

C’est le grand saut. Alsadig s’inquiète des factures d’électricité, de gaz et d’eau. « Comment ça se passe ? », demande-t-il. Ailoj a l’habitude de ces interrogations. L’association, qui aide les moins de 30 ans à entrer dans l’autonomie en leur proposant des logements et en les aidant des services d’un travailleur social, leur fournira le réfrigérateur et la gazinière. Pour le reste, Pablo Aiquel a appelé ses amis lyonnais.

Sur Facebook, il a exposé la situation, la venue des deux jeunes réfugiés. L’appartement vide de tout mobilier, les tout petits budgets des deux garçons. Il va falloir meubler. Le père d’un ami de Pablo sait où trouver des sommiers, un autre propose de les emmener chez Emmaüs… Pablo sent qu’Alsadig et Al-Rachid ne seront pas seuls.

Dans la rue de son nouveau lieu de vie, les yeux d’Alsadig voient déjà tout et savent même anticiper ce que sera le quartier aux beaux jours. Déjà, sous la pluie, le lieu a un charme fou. Bâtiments de pierre simples et stricts avec leurs cinq ou six étages, leurs alignements de grandes fenêtres, plongeant sur des rues pavées. Une pureté de ligne sans sophistication, sans prétention. Située derrière la mairie, à deux pas des quais et juste au pied du quartier de la Croix-Rousse, la rue Désirée attire les bobos du secteur pour ses boutiques, ses bars branchés, ses restaurants du monde entre deux traditionnels bouchons lyonnais. Un sacré mélange, complètement hétéroclite, ponctué par des boutiques de créateurs ou de fringues vintages.

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Trouver ses marques

Alsadig voit tout ça. Sa bouche reste close, mais ses yeux parlent. Oui, « le quartier me plaît vraiment », souffle-t-il, après un temps de réflexion. Enfin, à une limite près. C’est un quartier cher. Sa pause devant l’étal de fruits et légumes d’une petite épicerie lui confirme qu’il va lui falloir trouver d’autres lieux pour ses courses. Mais avec son RSA, il a l’habitude. Ses calculs lui montrent qu’il devra débourser une centaine d’euros, une fois déduit l’APL qu’il touchera. Difficile mais faisable, même si sa formation n’est pas rémunérée.

Sur la place des Terreaux, Alsadig continue d’essayer de trouver ses marques. Là, deux endroits captent son œil curieux : la très imposante fontaine Bartholdi – que l’auteur de la Statue de la liberté a finalement vendue à Lyon après que Bordeaux lui eut fait faux bond – et le Musée des beaux-arts. De la première, il veut connaître l’histoire et demande à Pablo Aiquel s’il peut la lui raconter. Pour le musée, Pablo engage Alsadig et Al-Rachid à revenir le premier dimanche de mai ou de juin, jour de visite gratuite.

Ce 14 avril, c’était le troisième passage d’Alsadig à Lyon. Lui-même avait oublié la première fois, un épisode de sa vie qui tout à coup lui revient, lorsqu’il avait fait escale ici sur sa route vers Paris. « C’était à l’automne 2015. Je venais en bus du sud de la France. J’avais pris un autocar quelque part, juste après avoir passé la frontière. Il m’a déposé à Lyon et on m’a orienté vers la gare, d’où et je suis reparti en train pour Paris », raconte-t-il. « Si j’avais su alors que je reviendrais m’installer là », soupire-t-il. Une bonne façon déjà de mesurer le chemin parcouru depuis ce jour de 2015.