D’un bâtiment au crépi fraîchement refait de la rue du Togo, à Berlin, s’envole un concerto de Vivaldi. Les retardataires, escarpins et blouses en wax, s’y engouffrent à petits pas, guidés par la mélopée. Entre les rayons « Auteurs de la diaspora africaine » et « Afrofuturisme » de la bibliothèque flambant neuve de l’organisation Each One Teach One (EOTO) vibrent les violons du String Archestra, un quintet composé de musiciens berlinois issus des minorités ethniques, « traditionnellement écartés de la musique classique à cause de leur origine », selon les mots de sa fondatrice, Daniele G. Daude.

Casser les clichés qui collent à la peau des personnes d’ascendance africaine fait partie des piliers d’EOTO, à qui le ministère allemand de la jeunesse et de la famille vient d’accorder une subvention. « C’est une première en Allemagne pour une association noire », s’enthousiasme Nadja Ofuatey-Alazard, documentariste et secrétaire de l’organisation. Exit le local exigu de la Müllerstrasse, qui n’abritait au départ qu’une petite bibliothèque de quartier dédiée à la littérature africaine ; dans ses nouveaux locaux, EOTO dispose désormais des ressources humaines et logistiques pour devenir un véritable centre de rencontre et de formation « pour toute personne ayant un lien avec l’Afrique », souligne-t-on à la direction de l’organisation.

Togostrasse 76 : la nouvelle adresse d’EOTO relève du symbole. L’espace est situé au cœur du « quartier africain » de Wedding, où une dizaine de rues font référence au passé colonial de l’Allemagne, glorification d’un amer passé dénoncé depuis des années par les communautés noires. Les quels viennent d’ailleurs d’obtenir que trois de ces rues soient rebaptisées. « On avait la possibilité d’aller à Kreuzberg ou Neukölln, où on trouve beaucoup d’organisations culturelles et multiethniques, précise Daniel Gyamerah, membre de l’organisation. Mais c’était important pour nous de rester là où vit une grande partie de la communauté africaine et de contribuer à décoloniser le quartier ! »

Racisme institutionnel

La soirée d’ouverture a un goût de triomphe, après plusieurs années de lobbying acharné auprès des politiques afin d’obtenir une aide financière. « La politique allemande ne s’est jusque-là jamais vraiment intéressée à la diaspora africaine et met peu en avant ses contributions culturelles et politiques dans la société allemande », déplore Karamba Diaby, premier député allemand d’origine africaine – en l’occurrence sénégalaise –, qui soutient le projet depuis sa création. « Si Berlin est une ville internationale, au niveau héritage africain, zéro ! Comme si l’Allemagne oubliait qu’elle avait eu un passé colonial », renchérit Funmi Kogbe, la directrice d’EOTO, une Nigériane installée à Berlin depuis treize ans.

Négligence pour les uns, refoulement pour les autres, l’attitude de l’Allemagne a contribué, affirment les associations noires, à nourrir un racisme institutionnel. Berlin a de fait été épinglée par les Nations unies, qui dénoncent, dans un rapport publié en 2017, une hausse des discriminations raciales – notamment des contrôles au faciès – envers les communautés d’origine africaine. « Quand vous êtes né ici, que vous ne connaissez que ce pays mais qu’on vous demande, parce que vous êtes visiblement différent, “mais d’où viens-tu vraiment ?”, vous ne pouvez que vous sentir blessé », dénonce Funmi Kogbe.

C’est la jeunesse allemande d’ascendance africaine qui contribue aujourd’hui à faire bouger les lignes. « A la différence de la première génération, qui n’était pas été très engagée car beaucoup luttaient pour survivre et avaient pour objectif de rentrer en Afrique, la deuxième veut se battre pour revendiquer sa place dans cette société qui est la sienne », commente Karamba Diaby.

Joshua Kwesi Aikins, trentenaire germano-ghanéen membre de l’association Initiative Schwarze Menschen in Deutschland, incarne l’engagement passionné de ces jeunes Afro-Allemands qui se mobilisent pour rappeler au gouvernement qu’il doit garantir « le respect des droits humains en Allemagne, l’accès à la justice pour tous et l’égalité des citoyens devant les lois », énumère le militant. Si les communautés noires commencent timidement à pénétrer les institutions, c’est que les jeunes ont les moyens de se politiser davantage, affirme-t-il : « Il existe désormais des structures associatives où on peut partager nos expériences. Et puis nous connaissons les institutions de l’intérieur, on étudie ici, on sait comment agir. »

Cours d’histoire et atelier coiffure

Joshua Kwesi Aikins anime des ateliers de sensibilisation au racisme au sein de la Black Diaspora School d’EOTO. Depuis qu’elle fréquente cette académie, Cindy Dzifa se dit fière d’être noire : « Grandir dans une société blanche quand on est d’origine africaine, c’est difficile, on fait toujours partie de la minorité. Avec EOTO, je ne me sens plus isolée, j’appartiens à une communauté. » La lycéenne germano-ghanéenne a découvert l’association grâce à sa professeure Saraya Gomis. L’enseignante d’origine sénégalaise, inquiète de voir ses lycéens « véhiculer une image horrible de l’Afrique, qu’ils rejettent », y avait organisé une sortie de classe. Elle est aujourd’hui l’un des membres actifs d’EOTO.

Du cours d’histoire de l’Afrique à l’atelier coiffure pour cheveux crépus, en passant par des rencontres avec des réalisateurs et des écrivains de la diaspora africaine, EOTO multiplie les angles d’attaque pour forger, dans l’esprit des jeunes Afro-Allemands, une image positive de leur identité. « Il faut leur offrir d’autres histoires que celles des médias, les convaincre que l’hétérogénéité dans une société, c’est beau », souligne Saraya Gomis. Et à ceux qui taxent l’organisation de communautarisme, l’enseignante rétorque : « Si on ne change pas nous-mêmes les choses pour notre communauté, personne ne le fera à notre place. »