Mort de Philip Roth : les cinq livres incontournables du romancier
Mort de Philip Roth : les cinq livres incontournables du romancier
Par Raphaëlle Leyris
Cinq romans de l’auteur américain, né en 1933, pour entrer dans un monde où cohabitent ironie féroce et puissant sens du tragique.
Philip Roth, à New York, en septembre 2010. / ERIC THAYER/REUTERS
Par où commencer ? L’œuvre de Philip Roth, comme le notait l’universitaire Paule Lévy en introduction au premier tome de la Pléiade consacrée à l’écrivain, est « réfractaire à toute tentative de catégorisation ». Elle est « extraordinairement foisonnante, protéiforme et subversive, caractérisée par l’outrance et l’excès » ; magnifiquement diverse, elle explore (presque) tous les genres, avec une liberté sidérante. Cinq romans pour s’en faire une idée, et entrer dans un monde où cohabitent constamment une ironie féroce et un puissant sens du tragique.
« La Plainte de Portnoy » (1969, Gallimard 1970)
Evidemment. Paru initialement sous le titre Portnoy et son complexe, ce roman d’une drôlerie et d’une irrévérence irrésistibles apporte gloire et scandale à Philip Roth. Dans le cabinet de son psychanalyste, Alexander Portnoy, 33 ans, monologue, mettant au jour la lutte qui se joue en lui entre ses hautes aspirations et ses principes (il est chargé auprès du maire de New York de la lutte contre les discriminations), d’une part, et ses obsessions sexuelles, d’autre part. Il raconte sa découverte de la masturbation, et comment il est devenu un « Raskolnikov de la branlette », au fil de scènes crues et souvent hilarantes, en arrière-plan desquelles figurent ses parents, immigrés juifs de la ville de Newark, et notamment sa mère, persuadée que son fils passe tant de temps aux toilettes parce qu’il est frappé de coliques – cette Sophia, si étouffante, s’impose d’emblée comme l’un des grands archétypes de la « mère juive ».
« Ma vie d’homme » (1974, Gallimard, 1976)
Ecrit à la même époque que La Plainte de Portnoy, ce roman, à lire en parallèle, décrit un jeune homme issu du même milieu, mais beaucoup plus contraint (c’est peu de le dire) qu’Alexander Portnoy. Inspiré par le premier mariage catastrophique de Philip Roth, Ma vie d’homme raconte l’union, « à la recherche du désastre », de Peter Tarnopol, écrivain prometteur de 26 ans, avec Maureen, une femme plus âgée que lui, qui l’a forcé à l’épouser en se prétendant enceinte. Deux « fictions utiles », mettant en scène pour la première fois Nathan Zuckerman, futur double de l’auteur, introduisent le récit, avant que Tarnopol ne narre sa « véritable histoire », dans la deuxième partie de ce roman sérieux mais furieux, où s’esquisse pour une première fois la réflexion de Philip Roth sur les liens entre l’écriture et la vie.
« Le Théâtre de Sabbath » (1995, Gallimard, 1997)
Avec le personnage « hénaurme » de Mickey Sabbath, Philip Roth, au début de la soixantaine, renoue avec la truculence de ses débuts et la porte à un point d’incandescence. Même : tous les personnages précédents de Roth ont des airs d’enfants de chœur face au marionnettiste de 64 ans, aux doigts déformés par l’arthrose mais à la libido littéralement démente, qui, en guise d’ultime hommage, se masturbe sur la tombe de sa maîtresse favorite, et oscille en permanence entre envie d’en finir et besoin de jouir encore. Mickey Sabbath, c’est Alexander Portnoy qui aurait pris de l’âge mais refuserait de vieillir, et que la peur de la mort, mêlée de fascination, pousserait toujours plus loin dans la frénésie pornographique. Un vieil homme « dégoûtant » et qui s’en fiche, qui en rajoute même des tonnes. Il est grotesque ? Volontiers. Il le sera toujours moins que « le cours de la vie [qui] tend vers l’incohérence ». D’une folle liberté, ce roman et son héros, qui furent tous deux taxés de « vulgarité », ont valu à Philip Roth le National Book Award.
« La Tache » (2000, Gallimard 2002)
Dernier tome de la « trilogie américaine » de Philip Roth, après J’ai épousé un communiste et Pastorale américaine, La Tache est sans doute l’un des livres les plus connus de l’écrivain ; il lui a valu, en France, de remporter le prix Médicis étranger. Le narrateur en est Nathan Zuckerman, qui entreprend ici de raconter l’histoire de son voisin, Coleman Silk, ancien enseignant de lettres classiques à l’université d’Athena, frappé par le scandale après avoir demandé si des élèves absents depuis le début de l’année étaient des « spooks », des zombies, le terme étant aussi un mot d’argot pour désigner les Afro-Américains – Silk ignorant que les élèves en question étaient noirs. Poussé à la démission, devenu veuf après que sa femme a fait une attaque cardiaque, il se retrouve deux ans plus tard la proie d’un corbeau qui menace de révéler sa liaison avec une femme de ménage de l’université (« Il est de notoriété publique que vous exploitez sexuellement une femme opprimée et illettrée qui a la moitié de votre âge », dit un courrier). Si la narration, virtuose, procède par allers-retours dans le temps, Zuckerman, lui, part de l’année 1998 et de l’affaire Monica Lewinski, à l’occasion de laquelle ses concitoyens ont pu se livrer à « la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l’indignation hypocrite ». Comme la dite affaire, ce roman a quelque chose d’un « thermomètre dans le cul de l’Amérique », en même temps qu’il est une puissante réflexion sur l’identité et la liberté.
« Exit le fantôme » (2007, Gallimard, 2009)
Dernière apparition de Nathan Zuckerman. A 70 ans, reclus depuis onze ans, humilié par l’opération de la prostate qui l’a rendu impuissant et incontinent, le héros de L’Ecrivain des ombres, Zuckerman délivré, La Leçon d’anatomie, L’Orgie de Prague, La Contrevie retourne à New York pour une opération bénigne. Et renoue avec la vie, c’est-à-dire avec la fureur de la politique – on est à la veille de la réélection de George W. Bush – et, surtout, avec le chaos du désir. Le voilà, en effet, fou amoureux d’une sublime femme de 30 ans. C’est une sortie au désespoir joyeux, à la mélancolie presque allègre, que Philip Roth offre à son alter ego. On trouve dans Exit le fantôme des pages somptueuses sur la maladie, le désir, le vieillissement qu’on n’a pas vu arriver, et les instants de grâce qu’il faut saisir. Un an plus tôt, il avait livré, sur le même thème de la fin de la vie, le terrible précis de décomposition qu’était Un homme, point de départ du magnifique cycle final de son œuvre, également composé d’Indignation, du Rabaissement et de Némésis – autant de livres absolument indispensables.