A Chemnitz, des manifestations parallèles révèlent les deux visages de l’Allemagne
A Chemnitz, des manifestations parallèles révèlent les deux visages de l’Allemagne
Par Thomas Wieder (Chemlitz (Saxe), envoyé spécial)
Deux rassemblements d’extrême droite et de gauche étaient organisés samedi, après les violences qui a suivi le meurtre d’un homme par des étrangers.
Manifestation d’extrême droite samedi à Chemnitz. / Jens Meyer / AP
Hussein et Margot ont beaucoup de choses en commun. Ils ont la quarantaine, habitent à Chemnitz (Saxe), et, samedi 1er septembre, ils ont eu la même idée : aller déposer une fleur à l’endroit même où, six jours plus tôt, Daniel Hillig, un Allemand de 35 ans, s’est fait poignarder en pleine rue, en marge des festivités organisées à l’occasion du 875e anniversaire de cette ville de 240 000 habitants voisine de la frontière tchèque.
Si Hussein et Margot ont tenu à accomplir ce geste simple, c’est aussi parce qu’ils ont chacun deux enfants et qu’ils ont « de plus en plus peur pour eux ». Encore un point commun ? Oui et non, car cette « peur » qu’ils ont en partage les oppose au lieu de les rapprocher. Syrien arrivé en Allemagne il y a une quinzaine d’années, Hussein en fait le constat : « Ici, ça devient parfois compliqué de se sentir tranquille quand on est musulman. On entend des réflexions et on sent des regards qu’il n’y avait pas avant. »
Née dans le Land voisin du Brandebourg mais installée en Saxe depuis son adolescence, Margot, elle, voit les choses autrement. « Avant, il n’y avait pas de criminalité ici. Mais depuis que tous ces Syriens, ces Irakiens et ces Afghans sont arrivés, ça a complètement changé. Nos gamins se font emmerder dans la rue, moi-même j’hésite à sortir la nuit. Regardez ce qui est arrivé à ce pauvre homme le week-end dernier, je n’invente rien : c’est bien un Irakien et un Syrien qui ont été arrêtés ! », explique-t-elle en désignant la photo de Daniel Hillig, posée sur le trottoir au milieu d’un tapis de fleurs.
Importants barrages policiers
Venus se recueillir à quelques minutes d’intervalle, Hussein et Margot ne se sont pas croisés. Ils sont d’ailleurs repartis dans deux directions opposées, le premier pour rejoindre un rassemblement auquel avaient appelé plusieurs associations et partis de gauche, sous le mot d’ordre « le cœur plutôt que la haine » ; la seconde pour participer à une « marche silencieuse » organisée trois cents mètres plus loin par le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) et le mouvement islamophobe Pegida.
Tenues à distance par d’importants barrages policiers, ces deux manifestations auront symbolisé, le temps d’un après-midi, le fossé qui s’est creusé, ces dernières années, entre deux Allemagne qui ne se comprennent plus, ne se parlent plus et sont comme devenues étrangères l’une à l’autre.
Ces deux Allemagne, qui sont-elles et que veulent-elles ? D’un côté, c’est assez simple. Pour les quelque 4 500 personnes qui ont répondu à l’appel de l’AfD et de Pegida, l’adversaire est clairement identifié. Il s’agit du gouvernement fédéral et de celle qui le dirige depuis 2005, Angela Merkel, volontiers décrite comme une « traîtresse du peuple » et une « femme qui a du sang sur les mains » à cause de tous ces « criminels » qui se sont installés en Allemagne quand elle a « ouvert les frontières » du pays aux réfugiés lors de la crise 2015.
Contre « la politique criminelle » de Merkel
Pour donner du poids à leur accusation, les organisateurs du rassemblement n’étaient pas venus les mains vides mais avec d’immenses photos montrant les visages de citoyens allemands victimes de crimes récents ayant tous impliqué des étrangers. Parmi eux, celui, évidemment, de Daniel Hillig. « Tous ces morts, ce sont les victimes de Merkel, de sa politique criminelle. Ce pauvre Daniel tué à Chemnitz la semaine dernière n’est hélas ni le premier ni le dernier de la liste », explique un quinquagénaire, drapeau allemand à la main, pour qui Merkel doit être « jugée par un tribunal pénal » et son gouvernement « renversé par une révolution pacifique, comme celle qui a balayé la République démocratique allemande en 1989 ».
Venus pour certains d’assez loin, en famille ou avec des amis, la quasi-totalité de ces manifestants se définissent de la même manière. Ce sont avant tout des « patriotes », disent-ils, des « conservateurs », ajoutent certains, mais en aucun cas des « nazis », comme leurs adversaires voudraient les caricaturer. Et quand on leur demande ce qu’ils pensent des saluts hitlériens vus dans une précédente manifestation à laquelle ont participé l’AfD et d’autres groupes d’extrême droite, lundi, à Chemnitz, tous répondent la même chose : ces « quelques perturbateurs ne représentent qu’eux-mêmes », et, comme vont même jusqu’à l’assurer certains, « tout le monde sait qu’ils ont été envoyés à dessein par l’extrême gauche pour jeter le discrédit sur nous tous et que ça fasse de belles images de nazis dans les médias ».
« Vous attendez qu’on hurle comme des nazis »
Afin d’éviter les débordements du début de semaine, la consigne a d’ailleurs été donnée tout au long de la manifestation de samedi : « N’oubliez pas, on marche en silence et de façon di-sci-pli-née ! », pouvait-on ainsi entendre depuis le mégaphone accroché sur la camionnette de l’AfD qui ouvrait le cortège. Décryptage d’un participant : « Vous journalistes, n’attendez qu’une chose : qu’on hurle comme des nazis. Eh bien, nous sommes des gens civilisés et disciplinés. Ce n’est pas nous qui foutons le désordre ». Au cours de la manifestation, plusieurs journalistes auront néanmoins été bousculés par le service d’ordre de l’AfD et de Pegida, prêt à écarter sans ménagement ceux qui s’approchaient trop près du carré où se trouvaient les personnalités les plus protégées, parmi lesquelles Björn Höcke, l’homme fort de l’AfD dans le Land voisin de Thuringe, considéré comme la figure de l’aile radicale du parti et connu pour ses déclarations provocatrices sur le IIIe Reich.
De l’autre côté des voitures de police et des centaines d’hommes en uniforme alignés sur l’une des grandes avenues du centre de Chemnitz, au pied de l’immense tête de Karl-Marx rappelant que cette ville de Saxe avait été rebaptisée du nom de l’auteur du Capital du temps de la RDA, inutile de dire que les efforts déployés par les organisateurs de la « marche silencieuse » pour éviter toute image sulfureuse n’ont convaincu personne.
« J’espère que vous comprenez le petit jeu de l’AfD : ils se servent de tous ces morts pour se faire passer pour les seuls défenseurs de l’ordre, alors qu’en fait ils se fichent éperdument des victimes et n’utilisent ces crimes que pour attiser la haine et le racisme. Si c’étaient les victimes qui les intéresseraient, ils s’indigneraient aussi des crimes commis par les Allemands, et pas seulement de ceux qui sont commis par des réfugiés », explique Michael, 21 ans, étudiant en philosophie à Tübingen (Hesse).
A quelques mètres de là, Sabine, adhérente du Parti social-démocrate (SPD) « depuis plus de vingt ans », estime elle aussi qu’il faut « nommer un chat un chat ». Venue de Berlin, elle trouve justement que le SPD, « comme tous les partis démocratiques », se montrent trop indulgents vis-à-vis des électeurs de l’AfD, en particulier depuis les élections législatives de septembre 2017, où le parti a envoyé 92 députés au Bundestag. « Les sociaux-démocrates comme les conservateurs n’osent plus dire que l’AfD est un parti raciste, xénophobe et qui est un danger pour notre République. Ils ont peur de braquer les électeurs, mais c’est au contraire en ne disant pas les choses qu’on les laisse filer vers l’AfD car les gens finissent par penser que c’est un parti comme un autre. »
« Merkel doit se montrer »
Manifestation contre l’extrême droite à Chemnitz. / HANNIBAL HANSCHKE / REUTERS
Moins nombreux qu’en face, les quelque 3500 manifestants venus défiler sous la bannière « le cœur plutôt que la haine » admettent volontiers que beaucoup de choses les séparent, au-delà de leur volonté de faire barrage à l’extrême droite. Mais deux choses semblaient tout de même les rapprocher, samedi. D’abord, la volonté d’une parole forte d’Angela Merkel. Depuis le début des incidents à Chemnitz, la chancelière ne s’est exprimée qu’une fois, mardi, lors d’une conférence de presse conjointe avec le premier ministre croate qu’elle recevait à Berlin. « Nous avons vu des chasses collectives, nous avons vu de la haine dans la rue, et cela n’a rien à voir avec un Etat de droit », a-t-elle affirmé ce jour-là. Des paroles jugées utiles mais insuffisantes par beaucoup, alors qu’une seule ministre, la social-démocrate Franziska Giffey, chargée de la famille, des femmes et de la jeunesse, s’est rendue à Chemnitz, vendredi. « Merkel se planque. Elle doit davantage se montrer et se faire entendre. Ce n’est pas normal qu’on entende plus l’AfD que les gens qui gouvernent ce pays », explique Heiko, habitant de Chemnitz, un électeur du parti de gauche Die Linke qui dit « respecter Merkel au moins pour ce qu’elle a fait en 2015 avec les réfugiés ».
Mais indépendamment de la parole forte attendue de la part de la chancelière, beaucoup semblent surtout avoir tiré comme conclusion des derniers jours qu’une sorte de « mobilisation citoyenne » est urgente. Un sentiment résumé ainsi par cette électrice écologiste venue de Dresde avec son mari et sa petite fille, à qui l’on demandait si elle aussi, avait le sentiment, au cours d’une journée comme celle-ci, de voir deux Allemagne se faire face : « Je ne sais pas combien il y a d’Allemagne. Ce que je constate, seulement, c’est qu’il y en a une qu’on entend beaucoup en ce moment, celle de l’AfD et de leurs amis, et une autre qu’on entend beaucoup moins alors qu’elle est en fait ultra-majoritaire, mais hélas beaucoup trop silencieuse. »