Arrimés aux lampadaires de ce quartier défavorisé de Baltimore, des ballons dégonflés sont ballottés par le vent. Ces touches colorées tranchent avec la brique brune des maisons aux fenêtres béantes et aux portes murées, paysage classique dans ces zones en déshérence. Ici, les baudruches sont pour les habitants, en majorité noirs, le rappel qu’un des leurs est tombé là, sous les balles d’un gang. En 2017, le décompte a battu tous les records : 343 personnes sont mortes par armes à feu dans cette ville de 600 000 habitants. Des Afro-Américains, pour la plupart. « Mon fils de 33 ans était le 21sur la liste, et on n’était que le 27 janvier lorsqu’il a été tué », raconte d’une voix lasse Sharon Akins, les yeux cernés par les pleurs.

Deux fois par mois, cette mère de famille vient chercher du réconfort auprès de ses sœurs de malheur. Elles se réunissent autour d’un pasteur, soutenues par l’association MOMS (Mothers of Murdered Sons and Daughters). Au nord-ouest de la ville, au cœur d’un de ses quartiers noirs les plus dangereux, où des manifestations parfois violentes ont éclaté après la mort de Freddie Gray, violenté par la police en 2015, la massive église pentecôtiste St. John Alpha & Omega a des allures de refuge. Dans une chapelle adjacente à la nef principale, la dizaine de personnes présentes ce dimanche de mars débute l’après-midi par un cercle de prière. Main dans la main, mères, tantes, sœurs de jeunes hommes, de jeunes femmes ou d’enfants tombés sous les balles, remercient « le Seigneur pour son amour ».

« Chaque jour est un combat »

Toutes portent une histoire tragique, qu’elles racontent encore et encore, comme si elles-mêmes peinaient à y croire. Pour Chanel Gaskins, « chaque jour est un combat ». Huit mois après la mort de sa fille de 13 ans, atteinte par une balle perdue devant l’épicerie de son quartier, la mère de famille tente de donner un sens à son malheur. Avec sa fille aînée, Chynna, elle a créé une association pour offrir aux enfants des lieux de jeux et d’accueil à l’abri de la violence. Mais le deuil paraît impossible. « Un meurtrier a tué mon enfant et, moi, l’idée de devoir surmonter sa mort me tue », dit Mme Gaskins. Dix ans après avoir perdu son fils de 22 ans, Daphne Alston, la fondatrice de MOMS, confie devoir parfois « se pincer » pour réaliser qu’il est « parti ». Les témoignages s’achèvent sous les applaudissements et les « Amen » de l’assistance.

Une fois n’est pas coutume, ces femmes afro-américaines ont ce jour-là un auditeur blanc. Candidat démocrate au poste de gouverneur de l’Etat du Maryland pour les élections de novembre, Kevin Kamenetz passe une heure à les ­écouter et à prier avec elles. L’occasion pour ces ­citoyennes meurtries de rappeler que la fatalité seule n’explique pas cette hécatombe. « Le ­racisme, l’élitisme, la ségrégation, les inégalités entre les Blancs et les Noirs, le système judiciaire, le système carcéral, les faiblesses de la police, le chômage, la drogue, les problèmes de santé mentale, les armes », tout se ligue pour faire de ces quartiers des lieux de violence, selon Mme Alston.

Sentiment d’impunité

Les jeunes meurent, et le plus souvent les coupables ne sont pas arrêtés ; un sentiment d’impunité règne au sein des gangs, engagés dans des représailles sans fin. Baltimore est la ville où le taux d’homicides entre Noirs est l’un des plus élevés du pays. « La plupart du temps, il n’y a pas de procès, sauf quand il s’agit du fils de quelqu’un de connu, mais nous, on est pauvres, on ne compte pas », s’agace la présidente de MOMS. Une jeune femme, représentant la police de Baltimore, intervient alors pour offrir ses services et tenter de savoir où en sont les enquêtes. « Moi, la police m’a dit avoir arrêté le meurtrier de mon fils, témoigne Mme Akins. Et puis en novembre, l’enquêteur qui suivait l’affaire a été abattu… Je ne crois plus en la justice, et maintenant j’ai peur pour mes petits-enfants. » L’officier de ­police tué s’apprêtait à témoigner au procès de policiers ­ripoux, poursuivis pour racket, cambriolages, fausses dépositions ou vol à main armée. Une affaire qui a creusé le fossé déjà grand entre les forces de l’ordre et la population.

Portée par sa foi et son énergie, Daphne Alston, elle, veut encore croire en « l’éducation et en l’égalité des chances » : « Il faut prendre en charge les enfants dès 3-4 ans, sinon la bataille est perdue. On paye des impôts, il nous faut les mêmes ressources qu’ailleurs. On en a assez de voir les hommes politiques seulement quelques semaines avant les élections. » M. Kamenetz et Valerie Ervin, sa cocandidate afro-américaine, approuvent mais sans cacher un certain désarroi ­devant l’ampleur de la tâche. De l’emploi, y compris pour les ex-détenus, des transports pour ­désenclaver ces rues délaissées, des soins gratuits pour les malades psychiques, des enseignants et des policiers de qualité : à quelques ­kilomètres du Baltimore résidentiel et de son hôpital réputé, ces quartiers ont besoin de tout.

Pour ces mères dans la souffrance restent « l’amour et Dieu ». Ce jour-là, en fin de séance, une femme frêle aux cheveux blancs a pris la parole : « Je suis la maman d’un meurtrier ­condamné à la perpétuité. Je veux être là avec vous parce que nous souffrons toutes. » Les autres mères se sont levées et l’ont enlacée.