A Tripoli, en Libye, lors de combats entre factions rivales, le 28 août 2018. / Hani Amara/REUTERS

Expert de la Libye, Wolfram Lacher est chercheur à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité, basé à Berlin. En juin, il a cosigné avec Alaa Al-Idrissi une étude pour le compte de l’organisation Small Arms Survey, « Capital of Militias », qui a fait sensation car elle annonçait un futur conflit à Tripoli, mis en coupe réglée par un « cartel » de quatre milices qui avait restauré dans la capitale un calme apparent depuis un an.

MM. Lacher et Al-Idrissi jugeaient « intenable » la logique du pillage des ressources de l’Etat mise en place par ce « cartel » derrière la façade d’un soutien sécuritaire prodigué au gouvernement d’« union nationale » de Fayez Al-Sarraj, soutenu par la communauté internationale. L’éclatement, à partir du 27 août, de violents combats à Tripoli entre les milices du « cartel » et celles qui avaient été exclues de cet accès aux ressources de l’Etat a confirmé leurs analyses. Les affrontements ont fait au moins 63 morts et 159 blessés.

Dans un entretien au Monde Afrique, M. Lacher explique que la désescalade amorcée avec l’accord de cessez-le-feu du 4 septembre, parrainé par les Nations unies, ne pourra aboutir à un règlement durable que si de « nouveaux arrangements sécuritaires » sont négociés à Tripoli.

Le cessez-le-feu va-t-il permettre une désescalade ?

Wolfram Lacher Oui, si la médiation des Nations unies progresse rapidement pour aborder la question des nouveaux arrangements sécuritaires à Tripoli. Et ceci ne peut réussir sans une reprise des négociations politiques, restées bloquées ces derniers mois en raison d’un cadre institutionnel paralysant. Pour négocier une fin à l’actuel conflit à Tripoli, il faut donner aux parties prenantes au moins la perspective d’un processus de négociation. Et, dans ce cadre, les acteurs militaires sur le terrain devront être plus largement représentés que cela n’a été le cas auparavant.

Si on se limite à stopper l’escalade en figeant les parties dans leurs positions, les combats risquent de recommencer très vite. L’équilibre des forces est en défaveur des milices qui se défendent et en faveur des attaquants, surtout depuis l’arrivée, le 2 septembre, de forces importantes en provenance de la ville de Misrata. Ces dernières ne sont pas encore entrées dans les combats. Elles exigent que les milices de Tripoli renoncent à leur contrôle sur les institutions étatiques au centre-ville.

Quelles sont les racines profondes de la crise à Tripoli ?

Il n’existe pas de forces armées régulières en Libye, en l’absence d’un gouvernement unifié auquel ces forces pourraient être loyales. Lorsque le « gouvernement d’union nationale » [dirigé par Fayez Al-Sarraj], formé sous la médiation des Nations unies [l’accord a été signé en décembre 2015 à Skhirat, au Maroc], s’est installé à Tripoli au printemps 2016, il a placé sa sécurité entre les mains d’une poignée de milices qui étaient assez rusées pour l’accueillir.

Petit à petit, ces milices ont expulsé des groupes armés rivaux de la capitale et consolidé leur contrôle sur la ville. En parallèle, elles ont infiltré les institutions étatiques, au point que ce gouvernement est devenu une simple façade pour le pouvoir de ces milices. Elles ont fait main basse sur les ressources considérables de l’Etat, se transformant en réseaux mafieux. Le contrôle de quatre grandes milices [Rada, Nawasi, Bataillon des révolutionnaires de Tripoli et Ghaniwa] sur le territoire de la capitale a donné naissance à un cartel qui pillait les fonds publics.

Cela a créé énormément de mécontentement partout dans le pays. Trop d’acteurs politiques et de forces militaires étaient exclus du jeu. Certains ont commencé à construire des alliances pour s’attaquer au cartel de Tripoli. Les combats de ces derniers jours en sont le résultat.

Quel est le profil du groupe qui a déclenché l’assaut sur Tripoli, cette « septième brigade » basée à Tarhounah, au sud de Tripoli ?

Ce qui se cache derrière le nom de « septième brigade » est en réalité une alliance très hétérogène. Au cœur de celle-ci se trouve une milice locale de Tarhounah contrôlée par trois frères [les frères Kani] et qui se vante de recruter surtout parmi le grand nombre de soldats des forces de l’ancien régime qui étaient originaires de Tarhounah. La « septième brigade » essaie donc de se donner l’image d’une force régulière, bien qu’en fait une telle force n’existe pas dans la Libye d’aujourd’hui.

Mais le véritable atout de cette milice locale vient de ce que divers groupes mécontents de la situation qui règne à Tripoli se sont associés à elle. Ces derniers mois, plusieurs groupes armés de Misrata, qui s’étaient opposés au gouvernement d’« union nationale » de M. Al-Sarraj, se sont établis à Tarhounah pour préparer l’assaut contre Tripoli avec eux un arsenal considérable. D’autres groupes expulsés de Tripoli par le cartel se sont joints aux frères Kani, qui contrôlent la « septième brigade ».

Alors que cette alliance lançait le 27 août son offensive à Tripoli, d’autres forces de Misrata et de Zintan sont elles aussi intervenues pour s’attaquer aux milices du cartel. Elles ont même été rejointes par des petites unités loyales au maréchal Khalifa Haftar [l’homme fort de l’Est libyen], qui, pourtant, est l’ennemi déclaré des groupes armés misratis, lesquels font la force des attaquants. Toutes ces forces ont saisi l’occasion de réinvestir la capitale. Il s’agit d’une alliance opportuniste qui réunit des ennemis d’hier et va certainement éclater en rivalités une fois des positions conquises à Tripoli. Ce conflit montre que toutes les alliances sont désormais possibles.

Des milices à tendance islamiste issues de l’ex-coalition politico-militaire Fajr Libya, qui régnait sur la Tripolitaine entre 2014 et 2016, peuvent-elles profiter de la situation pour reprendre leurs positions perdues à Tripoli ?

Certains groupes armés de Misrata qui se cachent derrière la façade de la « septième brigade » étaient en 2016 dans le camp opposé au gouvernement d’« union nationale ». Certains d’entre eux sont proches de courants islamistes. Mais les profiteurs potentiels de la situation vont largement au-delà des islamistes. Ce conflit pourrait permettre à Haftar de prendre pied à Tripoli. La « septième brigade », par exemple, s’est toujours gardée d’afficher clairement ses loyautés, que ce soit au gouvernement de Tripoli ou à Haftar. Des doutes existent aussi sur la force contrôlée par Emad Al-Trabelsi, de Zintan. Ex-soutien de Haftar, il a fait défection pour rejoindre le gouvernement de Tripoli. Mais ce ralliement est très récent et purement opportuniste. La force de cet Emad Al-Trabelsi est désormais à Tripoli. Les rivalités inévitables entre les attaquants devraient permettre à Haftar de gagner des alliés à Tripoli.

Comment mettre fin aux troubles actuels ?

Le but est de trouver un arrangement qui limite la mainmise des milices sur les institutions. La difficulté, c’est d’y arriver sans pouvoir compter sur des forces régulières et neutres. Il serait concevable qu’au lieu de rétablir des zones de contrôle exclusives d’une milice ou d’une autre, on commence avec des stationnements conjoints ou tournants de différentes forces autour des institutions les plus importantes. Chaque acteur pourrait ainsi veiller à ce que son adversaire ne contrôle pas ces institutions. Cela, bien sûr, ne pourrait être qu’un arrangement transitoire, qui nécessiterait un suivi et une vérification par une partie neutre – de préférence les Nations unies.

Une telle solution temporaire devrait être liée à une feuille de route visant à l’intégration progressive de ces forces dans des unités unifiées. Et ce genre d’arrangement devrait aller de pair avec une renégociation de la composition du pouvoir exécutif – avec un nouvel accord de partage des pouvoirs, lui aussi transitoire. Là encore, la difficulté sera de ne pas seulement renégocier la composition du gouvernement afin de refléter le changement de situation à Tripoli. Car cela laisserait de nombreux autres acteurs exclus et provoquerait sans doute une répétition du conflit actuel, avec une autre constellation de forces.

La France insiste sur la tenue des élections prévues en Libye le 10 décembre

La France estime « essentiel d’organiser des élections dans le calendrier agréé » en mai pour la Libye, à savoir « des élections présidentielle et législatives le 10 décembre », a déclaré, mercredi 5 septembre, son ambassadeur à l’ONU, François Delattre, lors d’une réunion du Conseil de sécurité. « L’ennemi de la Libye et des Libyens, c’est le statu quo », qui profite à « l’économie de prédation », aux « trafiquants » et à « la criminalité organisée », a-t-il fait valoir.

Les pressions de la France pour des élections le 10 décembre ont suscité des critiques, notamment en Italie, où le ministre de l’intérieur, Matteo Salvini, a jugé que Paris contribuait au chaos libyen depuis la chute du régime du colonel Kadhafi en 2011.

Intervenant lors de la réunion du Conseil de sécurité par liaison vidéo, l’émissaire de l’ONU pour la Libye, Ghassan Salamé, a aussi souligné l’importance de sortir du statu quo en Libye, sans toutefois s’appesantir sur des scrutins dès le 10 décembre. « Il est urgent d’établir des institutions unifiées, civiles et militaires », a-t-il insisté.