La répression d’une manifestation en Ethiopie ravive de cruels souvenirs
La répression d’une manifestation en Ethiopie ravive de cruels souvenirs
Par Emeline Wuilbercq (Addis-Abeba, correspondance)
Cinq personnes sont mortes lors d’une manifestation à Addis-Abeba où des milliers d’Ethiopiens dénonçaient les violences meurtrières survenues en banlieue samedi.
Des milliers d’Ethiopiens ont manifesté le 17 septembre 2018 dans les rues d’Addis-Abeba pour protester contre les attaques à caractère communautaire survenues l’avant-veille dans la banlieue de la ville, faisant plus de 20 victimes. / Mulugeta Ayene/AP
Cinq personnes ont été tuées par la police, lundi 17 septembre, à Addis-Abeba, après que des milliers de personnes en colère se sont rassemblées dans plusieurs quartiers de la capitale éthiopienne. Ces manifestants entendaient dénoncer les violences meurtrières qui se sont déroulées dans la nuit de samedi à dimanche à Burayu et ses environs, en banlieue d’Addis-Abeba. Celles-ci ont fait entre 20 et 25 victimes selon le dernier bilan de la police fédérale et entraîné le déplacement de près de 10 000 personnes selon la Commission nationale de gestion des risques de catastrophe.
Lundi, les manifestants réclamaient justice et une meilleure protection de la part du gouvernement, paralysant certaines routes de la capitale pendant une bonne partie de la journée. « Le gouvernement dit qu’il y a la paix, mais on nous tue ! », scandaient certains d’entre eux. Ils accusaient également les Qeerroo, les jeunes Oromo fers de lance de la contestation anti-gouvernementale de ces trois dernières années, d’être à l’origine de crimes perpétrés sur des communautés minoritaires du sud du pays.
« Manifestation pacifique »
D’après le chef de la police fédérale, des manifestants auraient été payés pour déstabiliser la ville et contrecarrer le processus de réformes engagé depuis cinq mois par le nouveau premier ministre Abiy Ahmed. Il a qualifié les victimes de « dangereux vagabonds » qui auraient tenté de provoquer des conflits intercommunautaires et de dérober les armes des forces de sécurité. Il a ajouté que le gouvernement ne tolérerait pas le « hooliganisme », selon Fana Broadcasting Corporation.
« C’était une manifestation pacifique ! », clame Tewodros Mulugeta, un architecte d’une trentaine d’années, qui entend dénoncer la réaction « disproportionnée » des autorités. D’après lui, les forces spéciales Agazi, reconnaissables à leurs bérets rouges, ont tué sept personnes devant ses yeux. Un autre témoin dit avoir vu au moins trois corps sans vie. Des tâches de sang étaient encore visibles lundi après-midi à la station essence où se sont déroulés les faits.
« Il n’y a aucune excuse pour le recours à la force létale contre des personnes qui manifestent pacifiquement, a déclaré Amnesty International dans un communiqué publié lundi. Les autorités ne doivent ménager aucun effort pour identifier et traduire en justice les responsables présumés de ces morts insensées. »
« Abiy mania »
Cette gestion brutale de l’ordre sonne comme un cruel retour en arrière. Ces dernières semaines, la capitale éthiopienne s’était plutôt habituée aux célébrations en l’honneur d’opposants de retour d’exil dans le cadre d’une inattendue politique de réconciliation. La réaction des forces de sécurité et la coupure de l’Internet mobile, intervenu lundi en fin d’après-midi, réveillent les souvenirs de la répression des manifestations qui avaient fait plus d’un millier de morts entre fin 2015 et fin 2016. Le nouveau premier ministre avait pourtant, depuis son arrivée aux commandes, donné des gages en réformant un système à bout de souffle et en amorçant une réorganisation de l’appareil sécuritaire.
Dans un communiqué commun, sept partis d’opposition, dont le Front de libération oromo et Patriotic-Ginbot 7, d’anciens groupes rebelles ayant abandonné la lutte armée suite à l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, ont exhorté le gouvernement à renforcer sa capacité à prévenir les conflits et à traduire les responsables des violences en justice. Une promesse faite par Abiy Ahmed, mardi, lors d’une visite dans une école où sont hébergés une partie des déplacés des violences de Burayu.
« Les résidents d’Addis-Abeba ont beaucoup de capital politique et s’ils considèrent qu’Abiy Ahmed est incapable de maintenir l’ordre public, il perdra le soutien de cette base. De plus, cela fournira des gages à ceux qui cherchent à contester son pouvoir en interne au sein de la coalition au pouvoir », analyse Goitom Gebreluel, doctorant à l’université de Cambridge. Celle-ci tiendra son onzième congrès début octobre. Environ 700 personnes ont été arrêtées suite aux violences de ces derniers jours, selon le chef de la police fédérale. Sur les réseaux sociaux, les internautes dénoncent l’usage de la force, l’anarchie qui règne dans le pays et l’inaction du gouvernement face au regain de tensions intercommunautaires. Cette fois, la « Abiy mania » est mise à l’épreuve.