A Los Angeles, l’ombre de Palantir sur un logiciel décrié de police prédictive
A Los Angeles, l’ombre de Palantir sur un logiciel décrié de police prédictive
Par Damien Leloup
Le programme « Laser » établit des « fiches suspects » accusées de légitimer les comportements racistes de la police.
A Los Angeles, un enquêteur du LAPD sur une scène de crime, dans le quartier de Van Nuys, le 20 septembre. / Richard Vogel / AP
Ce n’est pas le client le plus sensible de la société Palantir, mais c’est l’un de ses plus emblématique. Depuis la fin des années 2000, la police municipale de Los Angeles (LAPD) utilise les services de la société d’analyse de données, principalement pour l’un de ses programmes de police prédictive. Le principe est simple : il consiste à déterminer des probabilités, pour établir si, par exemple, un suspect a des chances de commettre un délit, ou si un commerce a de fortes chances d’être la cible d’un cambriolage.
A Los Angeles (Californie), la police a une longue histoire d’utilisation de matériel de pointe. Elle fut la première police à utiliser des hélicoptères, et le LAPD a, à plusieurs reprises, acheté des équipements militaires. Les policiers peuvent dans certains cas porter des armes de guerre.
Ces dernières années, la police a largement investi dans des tests de grande ampleur de police prédictive. Pour cela, deux sociétés fournissent leurs logiciels à deux programmes distincts des autorités angelenos : Predpol alimente un programme du même nom, qui analyse l’historique des rapports de police pour tenter de prédire les endroits où se produiront des crimes ou des flambées de violence. Et Palantir, dont l’outil alimente le programme « Laser » de surveillance des « délinquants réguliers ».
En pratique, « Laser » puise des informations dans une dizaine de bases de données différentes, interconnectées grâce au logiciel de Palantir. Lecteurs automatiques de plaques minéralogiques, fichiers de condamnations passées, données issues des réseaux sociaux, associations connues de personnes déjà condamnées… L’interface permet aux officiers de police de repérer des connexions difficiles à établir autrement : par exemple le fait qu’un proche d’un membre d’un gang a changé ses habitudes de déplacement, ou qu’un ancien trafiquant de drogue est retourné dans son ancien quartier et est entré en contact avec d’autres personnes suspectées de délits.
Sur la base de ces liens, le LAPD crée des chronic offenders bulletins (COB, « bulletins de délinquants réguliers »). Ces fiches sont ensuite envoyées à tous les agents en patrouille, qui ont pour consigne d’interroger les « suspects » s’ils les croisent, et de les arrêter s’ils constatent un comportement suspect.
Biais dans les données
Mais l’outil souffre de multiples biais, et pose de nombreux risques d’abus. « Tout le système est bâti sur des données biaisées et racistes, qui légitiment une présomption de culpabilité », s’agace Hamid Khan, du collectif Stop LAPD Spying Coalition, qui alerte depuis des années sur le sujet, aux côtés de nombreux défenseurs des libertés individuelles. « Ces programmes visent plus particulièrement les minorités : la preuve, c’est qu’ils ont d’abord été testés à South Central [quartier très pauvre du centre de Los Angeles, où vivent essentiellement des Afro-Américains et des Hispaniques] », renchérit Jamie Garcia, qui suit les programmes de police prédictive au sein du collectif.
Les programmes de police prédictive se fondent en effet très largement sur les fichiers du LAPD, une police au sein de laquelle les violences racistes et les discriminations étaient extrêmes. En 1992, des émeutes avaient secoué certains quartiers de la ville durant plusieurs jours, après le passage à tabac d’un automobiliste noir par quatre policiers blancs, filmés par un témoin. Depuis, et malgré des réformes profondes, le LAPD est régulièrement accusé de faire preuve d’un usage disproportionné de la force. En juillet, une otage a ainsi été abattue par un policier lors d’un braquage, et, en mars, un sans-abri désarmé a été abattu par un policier, qui n’a pas été poursuivi.
Absence de transparence
Les critiques contre Predpol et Palantir sont également renforcées par le secret qui entoure le programme « Laser ». Depuis des années, le LAPD refuse de donner des détails sur le fonctionnement de ce programme. On ignore encore aujourd’hui quels sont les critères pris en compte lors de l’élaboration des fiches COB.
Le coût du programme est également inconnu : tout juste sait-on que, selon des documents consultés par Wired, les polices de Los Angeles, Long Beach, Burbank, et une demi-douzaine d’autres agences de maintien de l’ordre en Californie ont collectivement versé 50 millions de dollars à Palantir depuis 2009.
Après de multiples demandes d’informations et une procédure judiciaire, les militants des droits individuels de Los Angeles sont parvenus à obtenir une liste des bases de données utilisées par Palantir, mais le fonctionnement de « Laser » reste particulièrement opaque. La Stop LAPD Spying Coalition a saisi le régulateur du LAPD, qui a demandé une enquête sur le « ratio coûts bénéfices » du programme… sans promettre davantage de transparence.
En France, Palantir a approché la gendarmerie nationale pour lui proposer ses services et le développement d’un outil de police prédictive. La gendarmerie a décliné l’offre, préférant développer son propre outil interne, actuellement en phase de test. Contrairement au programme « Laser », le logiciel de la gendarmerie n’établit pas de « fiches suspects » et n’utilise pas de données sur des suspects. Plus proche du fonctionnement de Predpol, il établit des listes d’endroits qui sont statistiquement plus à risque d’être cambriolés.