Jacques-Henri Eyraud : « Dans les faits, la ligue fermée est déjà à l’œuvre dans le football européen »
Jacques-Henri Eyraud : « Dans les faits, la ligue fermée est déjà à l’œuvre dans le football européen »
Propos recueillis par Maxime Goldbaum
Le président de l’Olympique de Marseille revient pour « Le Monde » sur sa vision du football du futur : entre ligue fermée, ménisques en titane et buts qui comptent double.
Le président de l’OM, Jacques-Henri Eyraud, le 23 mai à Marseille. / BERTRAND LANGLOIS / AFP
C’est un discours qui a fait parler : mardi 30 octobre, le président de l’OM, Jacques-Henri Eyraud, était invité au Sport Innovation Summit (SIS), un colloque sur les innovations dans le sport qui se tenait dans les salons feutrés du Medef, à Paris. Il y exposait sa vision du football du futur, sur laquelle il revient pour Le Monde.
Vous avez évoqué dans votre discours un projet de ligue fermée avec 36 clubs, 18 au nord de l’Europe, 18 au sud. C’est un projet qui rencontre une forte opposition, notamment en France, mais dont les « Football Leaks » ont révélé qu’il était plus concret qu’on ne l’imaginait.
Nous n’avons jusqu’à présent pris part à aucune discussion ou groupe de travail visant à mettre en place un tel projet. Pour éviter la ligue fermée, le football professionnel français doit impérativement accélérer sa mutation, soutenir davantage ses meilleurs représentants pour qu’ils soient plus compétitifs encore sur la scène européenne, pérenniser un modèle économique favorable à l’ensemble des acteurs, regarder les nouvelles technologies dans les yeux et cultiver son exceptionnelle capacité à former et développer des jeunes joueurs de grand talent.
Mais arrêtons l’hypocrisie. Dans les instances européennes, la Ligue fermée, c’est l’éléphant dans la pièce. Tout le monde y pense et personne n’en parle… La réalité, c’est qu’elle est déjà à l’œuvre. Les 80 % des clubs participant aux phases éliminatoires de la Ligue des champions sont les mêmes depuis vingt ans et la réforme qui a limité l’accès à la compétition a figé un peu plus le statu quo. Avec deux places qualificatives pour les phases de groupe, il est clair que la France s’est fait plumer.
Il y a donc déjà un football à deux vitesses où une élite se dégage et génère des moyens exorbitants, quand ces élites ne sont pas dans les mains d’Etats, comme les Emirats Arabes Unis ou le Qatar. Quand vous voyez que le top 10 européen est constitué d’un groupe de clubs dont le budget annuel est supérieur à 400 millions d’euros, vous vous dites que le football ne peut qu’attirer des investisseurs capables de mettre beaucoup d’argent afin de rendre pérenne une ligue fermée, réunissant les clubs les plus populaires au monde.
Joueurs « augmentés », changements de règles, Ligue fermée… votre intervention lors du SIS a fait beaucoup réagir, souvent négativement. Comprenez-vous la défiance de plusieurs acteurs du monde du football sur ces questions ?
Le monde du football est très conservateur. Ces réactions ne font que le confirmer. Dans ce secteur, l’horizon est le dimanche suivant. D’ailleurs, j’ai eu beaucoup de réflexions suite à cette conférence pour me dire « OK, mais il est où le grand attaquant ? » [que réclament les supporteurs de l’Olympique de Marseille depuis deux saisons]. C’est absurde. On est là justement pour bâtir quelque chose de solide, un club qui sera compétitif pendant des années et qui va comprendre et anticiper les évolutions technologiques pour essayer de les utiliser de façon positive, y compris socialement. Le résultat de l’OM le week-end prochain a évidemment son importance, mais il faut surtout continuer à penser au long terme.
J’étais invité à cette conférence qui traite d’innovation et qui consistait à imaginer ce que pourrait être le football dans dix-quinze ans. Je n’ai pas parlé de ce que je souhaitais. J’ai évoqué ce que je voyais arriver. J’ai pu voir dans mon parcours professionnel l’impact des technologies sur des pans entiers d’industries et la société dans son ensemble. Sous prétexte que le football est le sport universel qui a tiré son succès de son accessibilité, sous prétexte qu’il est au sommet de la chaîne alimentaire du sport, est-il immunisé contre ces vagues technologiques ? Pour moi, la réponse est évidemment non.
Des supporteurs de l’Olympique de Marseille au Stade-Vélodrome, lors du match face au Paris-Saint-Germain, le 28 octobre. / JEAN-PAUL PELISSIER / REUTERS
Quel sera l’impact de ces nouvelles technologies sur le football ?
Deux événements m’ont toujours fasciné : la victoire de Deep Blue sur Kasparov en 1997 qui marque les débuts concrets de l’IA, et le séquençage du génome au tout début des années 2000. Ces deux événements marqueront durablement le XXIe siècle. L’IA [intelligence artificielle] va bouleverser tous les secteurs économiques et la biotechnologie et les neurosciences vont modifier complètement les notions de performance, de santé, de bien-être et de longévité.
Le football se trouvera forcément bouleversé par ces deux plaques tectoniques. L’évolution qui se profile est celle d’un sport qui va rester très populaire au niveau amateur mais qui, au sommet de la pyramide, va faire que ceux qui pourront supporter le coût de la recherche et de l’adoption des technologies prendront de l’avance sur les autres.
Le foot professionnel français doit donc conduire sa révolution copernicienne. Dans le plan stratégique de la LFP [Ligue de football professionnelle] d’ici à 2022, il n’est prévu que 3 millions d’investissements dans le numérique et le recrutement de seulement 4 personnes. Tout est dit…
Vous avez également évoqué les progrès de la science sur le corps humain et ses applications au football. Pensez-vous que nous verrons des « joueurs augmentés » à l’avenir ?
Des clubs travaillent déjà sur ces questions avec des laboratoires de recherche. Le sujet est extraordinairement compliqué et en même temps assez simple : quand on réussit à séquencer le génome, on est capable de faire évoluer l’homme. Le sport n’échappera pas à cette tendance et la difficulté va consister à en définir les limites.
Il y a plusieurs champs d’expérimentation qui existent aujourd’hui, comme la prévention des blessures. Une rupture des ligaments qui immobilise un joueur six mois est un drame pour le joueur mais aussi pour le club. Tout ce qui sera capable de limiter ces blessures ou d’accélérer la guérison sont des enjeux extrêmement importants. Idem pour la pose d’implants ou de prothèses, qui permettraient de limiter les blessures mais aussi d’avoir une performance accrue.
Au-delà des questions éthiques que cela pose, n’y a-t-il pas un risque d’accentuer ce football à deux vitesses ?
C’est un risque immense qu’il va falloir surveiller de très près et il y aura besoin de régulation, de transparence et d’informations. Ce qui est important dans le sport, c’est l’aléa du résultat. Si cet aléa est balayé, alors on sera arrivé à une situation contre-productive qui signera la fin du sport. Il faut donc être capable de l’empêcher à tout prix.
Comment se regardera le football à la télévision ?
Il y a plus d’un an déjà, j’ai expérimenté un système de réalité mixte, avec des lunettes qui ne vous isolent pas du monde extérieur. Elles projettent un écran avec un niveau de résolution d’images exceptionnelle et qui permet d’avoir accès à des donnés, de revoir le ralenti des images selon ses besoins, etc. La technologie va pouvoir ouvrir des champs d’expérimentation incroyable dans le spectacle de diffusion d’un match de football.
Va-t-on vers une exploitation plus grande des données statistiques, pendant un match par exemple ?
Je ne dis pas que ça remplacera le jugement humain et la perception visuelle, mais c’est un complément qui arrivera, c’est inéluctable. Je ne vois pas en quoi on dénature le sport en ayant accès à des informations en temps réel sur les joueurs adverses, ses propres joueurs, et être capable de les utiliser pour adapter son schéma de jeu, affiner ses choix, etc.
Vous estimez que le football perd de sa popularité. Ces mesures sont-elles pertinentes pour remédier à cette tendance ?
C’est une évolution problématique, notamment chez les plus jeunes, liée à la montée en puissance de l’e-sport et des jeux vidéo. Comment faire pour que le foot leur parle davantage ? Comment fidéliser ou attirer vers soi les jeunes qui font souvent autre chose quand ils regardent les matchs de football à la télévision ? Un des grands problèmes des sports américains aujourd’hui est le vieillissement des téléspectateurs, dont l’âge moyen est largement supérieur à 50 ans.
D’où certaines idées que j’ai évoquées par rapport à l’évolution des règles. Après ma conférence, quelqu’un m’a appris que l’idée du but qui compte double lorsqu’il est marqué au-delà de la surface avait déjà été intégrée dans un mode du jeu FIFA 2019. La fiction peut influer sur la réalité, et demain, les évolutions des règles trouveront peut-être leur inspiration chez les grands éditeurs de jeux vidéo. Il faut se poser les bonnes questions sur le format, les règles du jeu et la façon dont il est produit sur les médias traditionnels et numériques.
Que va-t-il rester du spectacle vivant dans les stades, consubstantiel au football ?
Assister à un match de l’OM au milieu d’un virage est une expérience absolument extraordinaire, qui peut même vous changer. Pour moi, c’est d’ailleurs l’une des dernières expériences sociales ultimes. A l’OM, nous sommes très sensibles à notre responsabilité sociale et à l’environnement dans lequel on évolue. Tout ce qu’on fait est passé au tamis de notre ville, de ce qu’elle peut accepter et de ce qu’elle peut moins accepter. Le défi est de continuer à proposer des places en virage à des prix extrêmement bas. Face au PSG, près de 40 % du public avait payé l’équivalent d’un peu plus de 9 euros [en raison du prix des abonnements]. Nous proposons une gamme de prix extrêmement large qui part des virages et va jusqu’aux zones hospitalités, où les prix peuvent être très élevés. On va continuer à pratiquer une segmentation très fine.