Des étudiantes soignent leurs troubles alimentaires grâce à Instagram
Des étudiantes soignent leurs troubles alimentaires grâce à Instagram
Par Eric Nunès
De nombreuses jeunes femmes mettent en scène leurs repas et activités physiques sur le réseau social, qui favorise, selon elles, « les échanges » et « l’entraide ».
Le compte Instagram de leefoodict. / Eric Nunès / Le Monde
« Quatre-vingts grammes de flocons d’avoine, 20 centilitres de lait, une pomme coupée, de la cannelle, du sirop d’érable et des amandes râpées. On verse le porridge dans un bol… La pomme coupée, la cannelle et un peu d’eau dans une casserole. On attend que cela cuise quelques minutes. » Voilà le petit déjeuner énergétique que Morgane, Brestoise de 18 ans et étudiante en Staps (sciences et techniques des activités physiques et sportives). Elle le partage, photo à l’appui, avec les 14 000 abonnés de son compte Instagram. Encadrant l’image de son repas matinal, figurent deux autres photos de ses séances d’entraînement sportif, où la jeune karatéka démontre les bienfaits de son régime alimentaire. Elisa, 22 ans, apprentie professeuse des écoles à Bordeaux, publie de son côté des photos des pancakes banane-chocolat ou de porridge chocolat-fruits rouges, parmi quelques clichés de sessions sportives.
Aujourd’hui, les repas ne se partagent plus seulement autour d’une table. Sur les réseaux sociaux, petits plats et grandes bouffes circulent par milliers parmi les jeunes femmes qui mettent en scène et rendent public leur rapport à l’alimentation.
« Motivations hédonistes »
« Ce réseau social est très prisé par les jeunes, qui y partagent des visuels, échangent des commentaires autour de leur repas, de recettes culinaires dans lesquels se laissent voir des motivations hédonistes », analysent Lamia Sadoun, Pascale Ezan et Valérie Hemar-Nicolas, enseignantes-chercheuses à l’université du Havre et de Paris Sud, dans une étude sur la mise en scène de l’alimentation sur Instagram. Cete mise en scène peut devenir une source de bien-être, d’équilibre, par le biais d’une forme d’approbation sociale.
« Le bien-être », c’est en effet ce que veulent partager ces jeunes femmes après avoir traversé des épisodes difficiles dans leur relation à l’alimentation. « J’ai souffert d’anorexie », reconnaît Doriane Sansano, 20 ans, étudiante de l’école de commerce ISC Paris et « instagrameuse » sur foxylucky23.
Le compte Instagram de foxylucky23. / Eric Nunès / Le Monde
Son trouble des conduites alimentaires (TCA) a commencé il y a quatre ans. La jeune femme a réussi à le surmonter avec le soutien d’autres personnes, croisées sur le réseau social. « Je contactais des filles qui postaient sur le sujet, les échanges, l’entraide, ça m’a permis d’en sortir. » Aujourd’hui, Doriane veut donner, à d’autres, ce qu’elle a reçu. Elle partage ses recettes, les plats qu’elle réalise. « Je veux montrer qu’on peut sortir de l’anorexie, manger équilibré. Je sais que celles qui traversent cette épreuve ont de nombreux doutes, en partageant je peux les aider, je me dis que je sers à quelque chose. »
Elisa, c’est 12 kg de trop cumulés durant deux années de classe préparatoire qui serviront de déclencheur à l’ouverture de son compte Instagram. « Il m’a permis de me motiver à continuer le sport, à bien manger et en publiant mes repas, je me montrais à la fois que j’y arrivais, mais j’espérais aussi en motiver d’autres. A travers ce compte, j’ai voulu montrer à mes abonnés que tout le monde pouvait être capable de manger sainement et de se faire plaisir en mangeant sainement, que cela ne relevait pas de la contrainte », explique la futur enseignante.
Se servir du réseau comme un moteur personnel, une source de conseils et d’encouragements dans les moments les plus durs : c’est également la voie choisie par Morgane. Instagram a été sa thérapie après un « choc », qui l’a fait tomber dans une spirale négative d’une alimentation déséquilibrée. « Je m’étais qualifiée pour les championnats de France de karaté, catégorie moins de 48 kg. Le jour J, à la pesée, je suis à 48,5. L’arbitre me dit que je suis trop grosse. Et je suis disqualifiée. »
Le compte Instagram Fit Lifestyle. / Eric Nunès / Le Monde
« Je me suis vue comme une erreur », poursuit la jeune femme, qui perd alors confiance en elle et s’impose un régime draconien déconnecté des besoins de son corps au vu des séances d’entraînement qu’elle s’impose. Son rebond, la jeune sportive le doit partiellement à son compte « Insta », ouvert en décembre 2017. Aujourd’hui, il compte 14 000 abonnés. Avec sa communauté, elle partage ses plats, échange sur le travail physique et l’équilibre alimentaire. « Le fait de partager m’a beaucoup aidée, j’ai eu une série de déclics, des rencontres avec des gens avec lesquels j’échange tous les jours, avec lesquels je partage, en ligne comme dans la vraie vie. »
« Interactions émotionnelles »
Le partage des photos est la première étape d’une socialisation. « Il permet d’ouvrir, en ligne, des interactions émotionnelles, comme des encouragements, de la reconnaissance, de la fierté, remarque Lamia Sadoun. Grâce à l’interaction avec leurs abonnés, la démonstration est faite que l’on mange bien et que cela permet d’être bien physiquement. »
Toutefois, la ligne de crête entre l’équilibre et l’excès est ténue. « On voit sur Instagram émerger une culture de l’équilibre alimentaire, une culture du manger sain, qui peut engendrer de l’orthorexie. C’est-à-dire une forme de contrôle obsessionnel pour une alimentation saine », met en garde Pascale Ezan. A trop vouloir bien faire, le risque est de passer d’un trouble du comportement alimentaire à un autre. Doriane, « instagrameuse » parisienne, donne sa ligne : « On ne sait jamais ce que nous réserve la vie. Il faut en profiter, cela signifie aussi qu’il faut bien manger. »