Christophe Deloire : « Les garanties en vigueur pour l’information et la liberté d’opinion sont en train de sauter »
Christophe Deloire : « Les garanties en vigueur pour l’information et la liberté d’opinion sont en train de sauter »
Propos recueillis par François Bougon
Le secrétaire général de Reporters sans frontières craint une loi de la jungle.
Le journalisme est la cible de critiques, de pressions, d’intimidations, voire d’agressions, aussi bien dans les régimes autoritaires que dans les démocraties occidentales, où le « quatrième pouvoir » est l’objet d’une défiance croissante du public sur fond de montée des extrêmes et de transformation du modèle économique des médias. Plus de trente ans après sa création, l’ONG Reporters sans frontières a adapté son combat à cette nouvelle donne, témoigne Christophe Deloire, son secrétaire général.
Quelles sont les principales menaces qui pèsent sur la liberté d’expression ?
J’en identifierai trois. En premier lieu, il y a les prisons visibles, autrement dit les violations des droits des journalistes, qui peuvent provenir des Etats, mais aussi de groupes à l’intérieur de la société, extrémistes religieux, mafieux ou autres. Deuxièmement, comme le dit le blogueur chinois Hu Jia, il existe des prisons invisibles – celles de l’argent, de la technologie, de la loi. Les victimes dans ce cas, c’est l’ensemble des citoyens privés de leur droit légitime à l’information. Enfin, nous devons craindre la loi de la jungle, car les garanties en vigueur pour l’information et la liberté d’opinion sont en train de sauter du fait de la numérisation et de la globalisation.
Comment expliquer que le combat se déroule aujourd’hui même dans les démocraties, notamment en France, où, on vient de le voir avec le cas de Gaspard Glanz, les journalistes se retrouvent en première ligne à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes » ?
Je ne renvoie pas dos à dos les démocraties et les régimes autoritaires ou dictatoriaux. Il n’y a aucune comparaison possible entre ce qui se passe en France ou au Royaume-Uni et, par ailleurs, en Turquie ou en Chine. Au-delà des évolutions dangereuses comme en Pologne ou en Hongrie, nous observons néanmoins une hostilité croissante envers les journalistes, souvent alimentée par les hommes et femmes politiques, qui mène désormais à des passages à l’acte : sur le territoire européen, des journalistes d’investigation ont été assassinés. En matière de politiques publiques, la France doit faire preuve d’exemplarité : le niveau des violences policières contre les journalistes n’est pas admissible, pas plus que les mesures coercitives illégitimes.
Comment luttez-vous contre toutes ces menaces ?
Nous travaillons sur ces trois types de dangers : sur la sécurité des journalistes, sur les questions d’indépendance éditoriale dans le cadre des concentrations verticales, et troisièmement sur les règles du jeu au niveau global. Le journalisme de qualité est aujourd’hui en concurrence avec l’information sponsorisée, la propagande, les rumeurs. Il souffre là aussi d’une forme de désavantage concurrentiel. Toute la question est de savoir comment sortir de cette loi de la jungle.
Comment faire ?
Nous avons lancé un processus qui vise à mettre en place des garanties sur l’information et la démocratie, en tenant compte de la réalité de l’espace numérique global. En novembre 2018, à l’occasion du Forum de Paris sur la paix, douze pays démocratiques (Burkina Faso, Canada, Costa Rica, Danemark, France, Lettonie, Liban, Lituanie, Norvège, Sénégal, Suisse et Tunisie) ont souscrit à notre démarche, s’engageant sur la base de la « Déclaration sur l’information et la démocratie » édictée par une commission mise en place à notre initiative et regroupant des personnalités de tous les pays, Prix Nobel, spécialistes du numérique et journalistes en proie à des régimes autoritaires. Les choses avancent, il est même prévu que notre initiative soit à l’agenda du prochain sommet du G7, en août, à Biarritz. Nous ne devons laisser les pleins pouvoirs ni aux plates-formes numériques ni aux gouvernements totalitaires, même si je ne compare pas les deux.
Est-ce suffisant, alors qu’en France, par exemple, le mouvement des « gilets jaunes » a montré l’acuité de la crise de confiance entre citoyens et médias ?
Il est crucial d’éviter de renforcer les logiques de polarisation. Nos projets ne sont pas dirigés contre quelqu’un, contre la Russie, contre les « gilets jaunes », les populistes, etc. Nous posons des principes qui peuvent unanimement être reconnus comme positifs. Par ailleurs, avec la Journalism Trust Initiative (« Initiative pour la confiance dans le journalisme »), nous travaillons également sur la mise en place d’un processus de standardisation avec des agences de presse, comme l’AFP ou AP, des médias ou des syndicats de journalistes, de la Corée du Sud aux Etats-Unis en passant par l’Union européenne et les Balkans. Nous créons un mécanisme pour valoriser la production des médias qui présentent des garanties en matière d’indépendance éditoriale, de mise en œuvre des méthodes journalistiques, de respect des règles déontologiques et de transparence notamment sur la propriété.
Ce dossier a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation du camp des Milles.