« Le vrai secret de la mémoire, c’est d’apprendre plusieurs fois la même information »
« Le vrai secret de la mémoire, c’est d’apprendre plusieurs fois la même information »
Propos recueillis par Claire Ané
Le neurologue Bernard Croisile a répondu aux questions des internautes sur le fonctionnement de nos mémoires à chaque âge et sur les processus d’apprentissage. Compte-rendu.
MATHILDE AUBIER
A l’occasion du lancement de Mémorable, la nouvelle application du Monde, le neurologue Bernard Croisile était notre invité lors d’un tchat, jeudi 23 mai. Chef du service de neuropsychologie de l’hôpital neurologique de Lyon, il est l’auteur de Tout sur la mémoire (Ed. Odile Jacob, 2009).
De combien de « type » de mémoire disposons-nous (court terme, moyen / long terme) ?
Bernard Croisile : Il y a plusieurs stocks : la mémoire des souvenirs personnels, dite la mémoire épisodique ; la mémoire des savoirs, ou mémoire sémantique ; et la mémoire procédurale, c’est-à-dire les gestes. Il y a aussi plusieurs étapes pour l’apprentissage : l’étape des mémoires sensorielles, qui permettent de récolter les informations, l’étape de mémoire à court terme, qui permet de se concentrer sur les informations pour les mémoriser, et enfin la mémoire à long terme, qui est constituée en plusieurs stocks, dont on vient de parler.
Comment mémoriser une grande quantité de données pendant une courte durée ?
Il faut bien se concentrer, bien comprendre les informations à mémoriser, et surtout les apprendre plusieurs fois. Car le vrai secret de la mémoire, c’est d’apprendre plusieurs fois la même information, ou l’utiliser plusieurs fois.
Peut-on établir un lien entre une période de stress important et une perte de capacité de mémoire et d’apprentissage ?
Oui, effectivement, le stress et le surmenage interfèrent avec la concentration, ce qui fragilise l’apprentissage. Sorti de ces périodes de stress, nos capacités d’apprentissage redeviennent efficaces.
Chef de projet informatique, j’ai à traiter un flux toujours plus conséquent d’informations dans mes activités. Comment éviter la surcharge mentale ressentie ?
Le monde moderne nous inonde d’informations par tous les canaux. Notre cerveau est donc constamment sollicité. Nos ressources attentionnelles ne sont pas toujours disponibles pour faciliter leur traitement et leur apprentissage. La solution est d’éviter de passer continuellement d’un sujet à un autre, d’éviter les interférences et les interruptions.
Mon fils de 9 ans a beaucoup de mal à apprendre par coeur. Il a le sentiment que c’est inutile...
L’apprentissage par cœur est indispensable. On ne peut pas constituer un stock de savoirs sans les avoir appris. Toutefois, sans vraiment apprendre par cœur, on peut retenir des informations si on les rencontre plusieurs fois, par exemple si les parents reviennent sur ce qu’a apporté le professeur. Enfin, des enfants ont plus de facilités que d’autres pour apprendre par cœur.
L’impact de certaines substances sur la mémoire, telles que la drogue, est-il irréversible ?
Il est prouvé que la prise régulière de cannabis (plusieurs fois par jour et pendant plusieurs années) réduit les capacités de mémoire à court terme et de mémoire à long terme. Je ne sais pas s’il est possible de récupérer.
Pourquoi nous souvenons-nous de peu de choses alors que nous avons des années de vie derrière nous ?
La mémoire n’est pas une caméra, qui enregistre tous les détails du quotidien. Fort logiquement, beaucoup s’effacent avec le temps. Certaines périodes de vie sont mieux retenues que d’autres : de 15 à 25 ans, période de grands changements, et les cinq dernières années.
Quels sont les effets du sommeil sur notre mémoire ?
Le sommeil joue un rôle fondamental dans la consolidation des apprentissages de la journée précédente. Les personnes qui ont un mauvais sommeil, comme lors du syndrome d’apnée du sommeil, auront une moins bonne concentration et une mémorisation plus fragile.
La généralisation de l’approche « moteur de recherche » qui consiste à ne plus mémoriser de grande quantité d’informations mais à « chercher à la demande » entraîne-t-elle une baisse de nos facultés cognitives ?
Lorsque les livres sont apparus, les philosophes ont eu peur que la mémoire disparaisse. En fait, grâce aux livres, nous avons augmenté nos capacités cognitives : nous apprenions l’essentiel et réservions le reste de notre cerveau à la réflexion et la créativité, tout en sachant que les livres pouvaient nous fournir les savoirs manquants. La même inquiétude surgit avec les moteurs de recherche. Mais une réponse trouvée sur Internet sera retenue puisque nous avons fait l’effort de la chercher. L’ordinateur et Internet ne vont pas modifier notre mémoire mais plutôt notre façon de réfléchir.
Y-a-t-il un lien entre mémoire et logique ou intelligence ?
La logique et l’intelligence reposent en partie sur la mémoire, car il faut avoir acquis des connaissances pour résoudre des problèmes ou créer. Comme le disait Picasso, la peinture c’est comme le chinois, ça s’apprend.
Comment améliorer ses capacités mémorielles ?
Il faut d’abord protéger nos neurones et nos vaisseaux cérébraux des agressions : éviter alcool, drogue et tabac, traiter hypertension, diabète et troubles du cholestérol, pratiquer des activités physiques. Ensuite, pour avoir une bonne mémoire, il faut l’utiliser : l’apprentissage répété de la même information ou son utilisation fréquente au quotidien, renforce son ancrage dans le cerveau. Mais il n’existe pas de technique pour mieux apprendre, en dehors d’être attentif et de bien comprendre l’information à mémoriser.
Quelle serait la meilleure méthode d’apprentissage pour un étudiant en médecine ?
La pire des solutions est le bachotage : apprendre beaucoup, en peu de temps et dans le stress. L’idéal est d’apprendre plusieurs fois la même information. Elle sera d’autant mieux consolidée si l’écart est d’environ huit jours entre le premier et le deuxième apprentissage.
Ensuite, il faut fragmenter (travailler une heure sur une matière puis passer à une autre), faire des pauses (toutes les heures environ), éviter les stimulants tels que le tabac, et s’accorder des nuits de sommeil de bonne qualité. Enfin, se mettre en situation, se faire réciter mutuellement entre étudiants, est le meilleur moyen de vérifier ses connaissances.
Je lis pas mal de livres chaque année mais j’en garde relativement peu de souvenirs... Auriez-vous des conseils ?
Quand on lit un livre ou que l’on regarde un film, on se met dans une situation de plaisir et de loisir, ce qui explique que l’on ait plus de difficulté à s’en souvenir quelques jours plus tard. Si l’on veut vraiment retenir, il faut être dans une disposition plus active, en prenant des notes par exemple, et se le remémorer ou le raconter à une autre personne le lendemain.
Jusqu’à quel âge peuvent remonter les souvenirs ?
Quand on est adulte, on ne peut pas avoir de souvenirs personnels d’avant l’âge de 2-3 ans. Pour certains, il n’y pas de souvenirs d’avant 5 ou 6 ans. Ce n’est pas anormal, nous sommes juste différents.
Il semble que l’on ancre plus facilement dans notre mémoire ce qui a créé une emotion, positive comme négative. Ce constat ne devrait-il pas permettre de revoir les méthodes scolaires ?
Les émotions sont partie prenante dans les processus de mémorisation. Tout d’abord, la motivation et l’intérêt, qui font partie des émotions, facilitent l’apprentissage. Ce qui est important, ce n’est pas seulement d’apprendre quelque chose, mais de comprendre l’intérêt à l’apprendre. Il faut motiver et intéresser les élèves.
Par ailleurs, une information ou situation émotionnelle, qu’il s’agisse d’un événement heureux ou triste, sera mieux retenue qu’une situation neutre. C’est ainsi que tout le monde se souvient d’où il était et de ce qu’il faisait lors des attentats du 11 septembre 2001.
Enfin, on sait qu’un répressif retiendra mieux les informations tristes, et une personne non dépressive retiendra mieux ce qui est heureux.
Quels sont les oublis inquiétants en prenant de l’âge ?
Avec l’âge, de nombreux oublis fréquents inquiètent les personnes, mais pas les médecins. A partir de 40 ans, il est banal de rechercher un nom propre, de ne plus savoir ce que l’on vient chercher dans une pièce, ou si l’on a fermé la porte à clé, ou d’oublier le menu de la veille. C’est parce qu’il s’agit d’activités routinières ou réalisées machinalement. On peut compenser ces oublis en étant plus attentif - de mon côté il m’arrive de photographier avec mon téléphone le numéro de la place de parking. Les noms propres reviennent spontanément quelques temps plus tard.
Ce qui est plus inquiétant, c’est lorsque l’entourage d’une personne se plaint en constatant qu’il faut répéter plusieurs fois la même information en trente minutes, ou que cette personne se répète. On dit assez souvent que lorsqu’on se plaint de ses propres oublis, il n’y a pas d’inquiétude à avoir, alors qu’à l’inverse, si l’entourage est plus inquiet que la personne, il vaut mieux consulter un médecin. Souvent, un amnésique oublie qu’il oublie...
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Mathilde Aubier
Et si vous jouiez avec votre mémoire ? Et si vous pouviez la muscler ? L’entretenir ? La faire vivre ? Et si revenait le plaisir de cet effort si particulier qui consiste à retrouver une date, un lieu, un nom, un événement, le titre d’un film, celui d’un livre ? La satisfaction d’apprendre, de mémoriser, de comprendre.
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