Sur la route du « rêve américain », un père et sa fille se noient dans le Rio Grande
Sur la route du « rêve américain », un père et sa fille se noient dans le Rio Grande
Publiée par le quotidien mexicain « La Jordana », la photographie de ces deux corps inertes cramponnés l’un à l’autre, visages encore enfouis dans l’eau boueuse, remet en lumière les drames de l’immigration.
Les corps d’Oscar Alberto Martinez Ramirez et de sa fille Valeria, lundi 24 juin, sur la rive mexicaine de Matamoros. / Julia Le Duc / AP
Les deux corps gisent sur le ventre, côte à côte, enserrés dans un même tee-shirt sombre qui devait empêcher le courant de les éloigner l’un de l’autre. Le dernier geste désespéré d’un père pour protéger sa fille, dont le petit bras se cramponne encore à son cou. Ils sont morts ensemble, dans les bouillons du Rio Grande, ce fleuve qui marque la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, et que tentent chaque année de traverser, au péril de leur vie, des milliers d’hommes et de femmes attirés par le « rêve américain ».
Publiée par le quotidien mexicain La Jordana, la photographie de ces deux corps inertes, visages encore enfouis dans l’eau boueuse, a fait le tour du monde. Grâce à Julia Le Duc, la journaliste mexicaine qui a réalisé le cliché lundi 24 juin, ces noyés du Rio Grande ont retrouvé un nom : ils sont Oscar Alberto Martinez Ramirez, 26 ans, et sa fille, Valeria, 23 mois. Leur histoire, pourtant tristement banale, est devenue « l’incarnation poignante des conséquences tragiques et souvent éclipsées derrière le débat cynique et bruyant sur le contrôle des frontières », rappelle le journal américain The New York Times.
Attente interminable
Oscar Alberto Martinez Ramirez était salvadorien. Avec sa femme, Tania Vanessa Avalos, 21 ans, et leur fillette, ils avaient quitté leur domicile de San Martin le 3 avril pour tenter de gagner les Etats-Unis. Mais après deux mois d’attente dans un centre d’accueil de Tapachula (Mexique), où leurs procédures pour demander l’asile semblaient indéfiniment suspendues, la famille a décidé de poursuivre sa route, en traversant tout le pays.
Selon l’enquête de Julia Le Duc, tous les trois étaient arrivés dimanche matin au poste-frontière de Matamoros pour y déposer leurs formulaires de demande d’asile. Le bureau américain était fermé pour le week-end. Surtout, trois cents personnes attendaient déjà de pouvoir en faire de même – sachant que le bureau n’offre, depuis la dernière réforme migratoire décidée par Donald Trump, plus que trois rendez-vous par semaine pour étudier les demandes. Pour eux, cela signifiait encore de longues semaines d’attente avant même d’entamer toute procédure.
Selon Tania Vanessa Avalos, c’est son mari qui a alors suggéré de traverser le fleuve à la nage, repérant un passage qui lui semblait praticable. Devant les policiers, elle a raconté l’avoir laissé s’éloigner avec leur fille sous le bras jusqu’au côté américain, à quelques centaines de mètres de là. Il a déposé l’enfant sur l’autre rive. « Mais quand il a fait demi-tour pour retourner chercher sa femme, la fillette l’a rejoint dans l’eau. Quand il s’est retourné pour la récupérer, le courant les a emportés tous les deux », a raconté la journaliste Julia Le Duc au quotidien britannique The Guardian.
A moins d’un kilomètre du pont
C’est la mère de la fillette qui a donné l’alerte. Les recherches ont commencé dès dimanche après-midi et se sont poursuivies tôt lundi matin. A 10 h 15, derrière un rideau de roseaux, les pompiers ont trouvé les deux corps enlacés. Ils avaient été portés par le courant sur la rive mexicaine, à moins d’un kilomètre du pont international qui relie les deux pays. « C’est là que j’ai pu prendre les photos, avant que la police n’installe les cordons de sécurité », explique Julia Le Duc.
La position des corps, le petit vêtement rouge, le destin tragique dans les mêmes conditions… Difficile de ne pas établir de parallèle entre le sort de la jeune Valeria et celui, quatre ans plus tôt, du petit Aylan Kurdi, cet enfant syrien retrouvé noyé après avoir tenté de traverser la Méditerranée avec sa famille. Déjà, à l’époque, les journaux du monde entier avaient placé à leur une cette photo de la journaliste Nilufer Demir.
Comme alors, les réactions se sont multipliées des deux côtés de la frontière américaine pour rappeler l’urgence de ces situations désespérées. Car l’histoire de ce père et de sa fille n’est qu’un exemple, parmi de nombreux autres, des conséquences dramatiques du tour de vis migratoire imposé par le présent des Etats-Unis depuis sa prise de fonction. Dimanche, une femme avec un jeune enfant et deux nourrissons ont succombé à la chaleur dans le parc d’Anzalduas, qui borde le Rio Grande. Plus tôt ce mois-ci, c’était une fillette de 6 ans venue d’Inde qui trouvait la mort en Arizona, vraisemblablement aussi à cause de la chaleur. En 2018, 283 personnes sont mortes en tentant de franchir la frontière, rappelle USA Today.
Plusieurs candidats à l’investiture démocrate ont réagi, mardi, à cette image. « Trump est responsable de ces morts », a tweeté Beto O’Rourke, tandis que Kamala Harris a évoqué « une tâche sur notre conscience morale ». L’autrice mexicaine Alma Delia Murillo a, quant à elle, vu dans cette image « le symptôme douloureux d’une faillite du système » et déploré « les idiots qui, en plus de la tragédie, blâment les migrants de prendre des risques inconsidérés ».
Dans son interview au Guardian, la photographe Julia Le Duc s’interroge :
« Est-ce que cela va changer quelque chose ? Cela devrait. Ces familles n’ont rien et risquent tout dans l’espoir d’une vie meilleure. Si des scènes comme celles-ci ne nous font pas réfléchir de nouveau, si elles n’émeuvent pas nos leadeurs, alors notre société va dans la mauvaise direction. »