Instagram, journal intime thérapeutique pour jeunes femmes souffrant d’anorexie mentale
Instagram, journal intime thérapeutique pour jeunes femmes souffrant d’anorexie mentale
Par Diane Regny
En photographiant leurs repas et en partageant leurs expériences, elles cherchent un soutien susceptible de les aider à s’extirper de leur obsession morbide.
« J’ai ouvert mon compte pour m’en sortir. » En 2015, Eva Lecorvaisier, petite brune aux yeux bleus de 20 ans, s’est créé un alias sur Instagram (_littlepeanut) avec lequel elle postait ses repas et partageait ses réflexions sur sa maladie. Anorexique depuis la classe de troisième, la jeune femme est aujourd’hui « presque guérie » et elle en est convaincue : c’est « aussi grâce aux réseaux sociaux » qu’elle a pu surmonter le mal qui la rongeait.
Internet a longtemps été le terrain de prédilection du mouvement « pro-ana », dont les blogs faisant l’apologie de l’anorexie comme un idéal de beauté à atteindre florissaient en ligne. Cette tendance a nettement reculé ces dernières années, au profit de journaux intimes thérapeutiques sur les réseaux sociaux.
En photographiant leurs repas et en partageant leurs expériences, ces jeunes femmes cherchent un soutien susceptible de les aider à s’extirper de leur obsession morbide. « Dans ce type de comptes, il y a l’idée du défi qu’on doit relever, l’idée de la résilience mais aussi de la souffrance dont on veut témoigner. C’est une façon de dire : je souffre mais ça va amener à quelque chose », souligne la chercheuse québécoise Tamar Tembeck, rattachée à l’Université du Québec à Montréal et à l’université Mcgill, auteure de recherches sur les photographies en cadre hospitalier, notamment les selfies.
Les victimes d’anorexie mentale, un trouble du comportement alimentaire essentiellement féminin, ont une perception biaisée de leur corps. Même dangereusement amaigries, elles continuent de se percevoir comme grosses, s’affament et compensent leur stress avec des régimes ou des jeûnes drastiques. « J’ai l’impression de ne pas réussir vraiment à gérer ma vie, alors je contrôle ma nourriture », résume Eva.
Dans sa course à l’amaigrissement, la jeune femme avait fini par peser 37 kg pour 1 m 58. Un jour, tandis qu’elle surfe sur les réseaux sociaux, elle découvre le compte « pro-recovery » (pour guérir) d’une autre jeune femme anorexique. Elles échangent, et Eva, qui a alors 17 ans, décide d’en ouvrir un à son tour pour partager ses angoisses et ses progrès, en quête d’un soutien émotionnel. Tamar Tembeck explique :
« Les médias sociaux permettent de bâtir et d’entretenir des rapports avec une communauté qui est parfois difficile à trouver dans la vraie vie. Il existe des communautés très actives de patients en ligne pour qui les médias sociaux jouent un rôle pour créer des liens et une conscience sur certaines maladies. »
Ces autres qui me ressemblent
« Sur chaque post, j’ai une vingtaine de messages d’encouragement, c’est une communauté solidaire », se félicite Margaux Pichon, alias @uneaffliction sur Instagram. La jeune femme, elle aussi âgée de 20 ans, est sortie de l’hôpital en avril.
Cinq mois plus tôt, quand ses parents l’ont hospitalisée, Margaux pesait 38 kg pour 1 m 73. Les médecins lui posent alors une sonde pour l’alimenter et éviter qu’elle ait des crises de boulimie. Elle la gardera trois mois. « Le tube dans le nez m’a fait réaliser qu’il y avait un problème », se souvient-elle. Elle décide alors de se soigner et trouve du réconfort auprès de sa petite communauté Instagram.
Elle prend des photographies d’elle à l’hôpital. « L’hôpital devient un fond de scène comme un autre. Quand on montre sa sonde, on donne à voir ce qui est caché. On affirme que la maladie existe mais qu’elle ne doit plus être source de honte », décrypte Tamar Tembeck.
La communauté permet aussi de trouver du réconfort auprès de personnes qui traversent les mêmes épreuves. Eva se souvient de certaines angoisses « complètement disproportionnées » et incompréhensibles pour ceux qui n’ont jamais vécu l’anorexie mentale. « Je ne voulais pas prendre de médicaments, même un Doliprane, j’avais trop peur de grossir. Pareil avec la crème [hydratante], je me disais qu’il y avait un risque si elle était grasse même si c’est ridicule », se remémore-t-elle.
Difficile pour les proches de comprendre ces angoisses et d’accompagner le parcours de guérison. « Pour les parents, l’enfant est guéri quand il grossit. Mais la guérison dépend du point de vue : pour moi, elle arrive quand la personne redevient enfin libre de ses choix alimentaires », décrypte la psychologue Karen Demange, spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire.
Or, il y a des étapes avant, pendant et après la prise de poids. Certaines semblent insignifiantes, voire invisibles et sont pourtant cruciales. « Ma plus grande victoire ça a été d’arrêter de couper ma pomme en tout petits morceaux pour la manger plus lentement », se remémore Margaux. Parfois, il s’agit d’arrêter de prendre des douches glacées pour brûler des calories, de peser chaque aliment, de s’interdire un plat qu’on aimait avant…
Pour contourner le décalage avec leurs proches, et parfois leur incompréhension, certaines anorexiques se tournent donc vers les réseaux sociaux afin de partager leurs progrès ou leurs difficultés : « Sur Instagram, je n’avais pas peur de dire que j’avais pleuré sous la douche parce que ma mère avait mis une cuillère d’huile dans le repas du soir », résume Eva.
« Aujourd’hui, je ne me résume plus à une assiette »
Les confidences sont plus faciles en ligne, surtout sous le couvert de l’anonymat. « C’était comme un journal intime », explique la jeune femme. « Un profil Instagram agit comme une narration en temps réel de sa vie, on se conte et on se raconte à travers des textes et des images. On cherche des likes, des followers, une reconnaissance de notre existence voire de ce qu’on vit », analyse Tamar Tembeck.
L’historique du profil Instagram d’Eva donne la mesure, presque en temps réel, du chemin parcouru par la jeune femme : les photos d’assiettes dans lesquelles chaque élément était cliniquement disposé laissent progressivement place, au fil des mois, à des pizzas garnies et à des sourires éclatants face caméra.
Capture du compte instagram d’Eva, _littlepeanut en janvier 2016.
La jeune femme guérit, petit à petit, aliment après aliment. Et elle se décide finalement à se montrer physiquement sur son compte : « Aujourd’hui, je ne me résume plus à une assiette. Je ne suis plus que ce que je mange. Aligner les biscuits, c’est fini ! », rit-elle. « La renaissance, c’est de pouvoir se revoir et accepter de se montrer », abonde Tamar Tembeck.
Capture du compte instagram d’Eva, _littlepeanut deux ans plus tard.
Cette thérapie en ligne comporte bien sûr des limites et ne peut venir qu’en complément d’un suivi professionnel. « Avec Instagram, la guérison reste visuelle, or j’ai beaucoup de patientes qui vont mieux visuellement mais qui sont, en fait, vomitives. Et ce n’est pas quelque chose qu’elles disent sur les réseaux sociaux », alerte la psychologue Karen Demange. Les photographies permettent tout de même de « poser un regard sur ce qu’on vit, de prendre une distance. Ainsi, on n’est plus à la merci de ce qui nous arrive, on reprend le contrôle », explique Tamar Tembeck.
Les avatars en ligne de ces jeunes femmes en quête de semblables trouvent même parfois des prolongements concrets dans leur quotidien. Eva a ainsi de nombreuses « très bonnes amies » qu’elle voit maintenant dans la vraie vie, tandis que Margaux projette de rencontrer une amie virtuelle cet été.
Quand elles seront guéries, elles aimeraient donner à leur tour à leur communauté et montrer qu’il y a un « après ». Eva aspire ainsi à alimenter sa chaîne YouTube en astuces pour s’en sortir, tandis que Margaux souhaite « ouvrir une association sur Saint-Malo ». Des démarches qui peuvent être « éducatives et sensibiliser les gens à un trouble », souligne Tamar Tembeck.