La victoire de Leicester n’est pas la défaite du « football business »
La victoire de Leicester n’est pas la défaite du « football business »
Par Clément Guillou
Le champion d’Angleterre est la propriété d’un milliardaire thaïlandais, forme peu de joueurs et a vu son stade renommé deux fois en quinze ans. Un club anglais, pas si différent des autres.
En mai 2016, l’Europe du football célèbre les retrouvailles de son sport avec la glorieuse incertitude qui est censée l’accompagner : Leicester City est champion d’Angleterre en damant le pion aux richissimes clubs de Premier League, qui ont l’habitude de se partager les honneurs. C’est féerique. Mais en faire le symbole de la défaite du pognon qui pourrit le football, c’est aller un peu loin.
Les héros du football à la papa, cette saison, sont à chercher ailleurs. Peut-être à Bournemouth, qui a obtenu son maintien dans la même Premier League, à Eibar, ce club basque qui pointe fièrement au 11e rang de la Liga, ou même Villarreal, bien parti pour disputer la finale de la Ligue Europa.
Car Leicester n’est finalement que la copie plus présentable des mastodontes du championnat anglais, où la lente mutation du football en un spectacle régie par l’argent et rien d’autre est en voie d’achèvement.
Bien sûr, les patrons du club ont évité plusieurs des écueils dans lesquels versent facilement certains concurrents pour qui l’argent n’est pas un problème : à Leicester, le siège de l’entraîneur n’est pas éjectable – avant Claudio Ranieri, Nigel Pearson était là depuis quatre saisons – et le recrutement est souvent intelligent.
Mais Leicester n’est pas non plus un petit poucet.
50 millions d’euros de transferts
Si Leicester n’a pas dépensé davantage à l’intersaison, c’est aussi qu’il n’a pas attiré de joueurs de renom dans cette petite ville ouvrière des Midlands, qui vit dans l’ombre de Birmingham et où le football passe derrière le rugby. Ainsi, City était prêt à dépenser plus qu’Aston Villa pour accueillir le Nantais Jordan Veretout, ou à mettre 15 millions d’euros et un salaire « absurde » sur la table pour s’attacher le talent du Chilien Charles Aranguiz, qui a préféré le Bayer Leverkusen.
Malgré ces refus, le club a dépensé 50 millions d’euros en indemnités de transfert cette saison, autant que Lyon et Marseille réunis. Sur les deux dernières saisons, Leicester pointe à la huitième place des clubs anglais les plus dépensiers. Le club ne mise jamais démesurément sur un joueur, mais tente plusieurs coups à chaque intersaison ; ce qui lui a permis d’attirer pour presque rien certains de ses meilleurs joueurs, comme Jamie Vardy et Riyad Mahrez.
Leicester recourt aussi beaucoup, comme la concurrence, au système de prêts, qui permet de garder dans les actifs du club un joueur envoyé ailleurs pour prendre de la valeur : le Français Yohan Benalouane, arrivé cet été, a été prêté à la Fiorentina en janvier, comme le Croate Andrej Kramaric, plus chère recrue de l’histoire du club (12 millions d’euros) et expédié au bout d’un an à Hoffenheim.
Deux joueurs de l’effectif ont été achetés à 20 ans à des clubs formateurs et parcourent depuis les divisions inférieures du football britannique, tout en restant contractuellement attachés au club, qui espère en tirer un jour quelque bénéfice financier ou sportif. Jacob Blyth a ainsi été recruté il y a quatre ans par Leicester. Il n’a jamais porté son maillot bleu en compétition mais a joué, dans l’intervalle, pour cinq clubs différents.
Le propriétaire, un milliardaire thaïlandais
Aucun joueur formé au club n’est titulaire dans l’équipe championne d’Angleterre. La chose ne manque pas d’étonner dans un club qui a fait émerger plusieurs internationaux anglais de renom, comme le gardien Peter Shilton ou les buteurs Gary Lineker et Emile Heskey. Cette saison, on a davantage parlé du centre de formation de Leicester pour la présence de trois de ses membres dans une « sextape » tournée l’été en Thaïlande et agrémentée d’insultes racistes. Tous ont été licenciés.
La sévérité de la peine avait sans doute à voir avec la nationalité du propriétaire du club. Depuis 2010, Leicester est passé sous pavillon thaïlandais, par l’intermédiaire du milliardaire Vichai Srivaddhanaprabha, un nom honorifique attribué par le roi à l’homme d’affaires pour ses succès. Avant 2013, il s’appelait, beaucoup plus simplement, Vichai Raksriaksorn.
Le propriétaire Vichai Srivaddhanaprabha, dans les tribunes de son King Power Stadium, le 17 avril 2016. | DARRERN STAPLES / REUTERS
La fortune de celui que les habitants de Leicester appellent « Vichai » est estimée à 2,5 milliards de dollars ; ce qui lui permet de repartir en hélicoptère depuis le centre du stade après les matchs, de distribuer des bouteilles de Singha, la bière thaïlandaise, à tous les spectateurs le jour de son anniversaire, et de maintenir les places à un prix raisonnable (l’abonnement le plus répandu est à 450 livres, soit 573 euros, ce qui ne laisse que quatre clubs plus abordables que Leicester).
Ce passionné de polo a fondé en 1989 sa société de magasins Duty-Free, King Power, dont les revenus ont explosé après qu’il a obtenu en 2006, grâce à ses réseaux politiques, la concession exclusive des magasins du nouvel aéroport de Bangkok. L’homme d’affaires s’est aussi montré très généreux avec les œuvres de charité du roi de Thaïlande, ce qui lui a permis de continuer à prospérer après la chute du premier ministre, Thaksin Shinawatra. La croissance du tourisme dans la région fait mécaniquement celle de King Power.
Un précurseur du « naming »
Le nom s’affiche partout à Leicester, sur les maillots des joueurs et tout autour du stade, qui porte le nom de l’entreprise du patron. Le King Power Stadium a succédé en 2011 au Walkers Stadium, qui était déjà une marque de chips sponsor du club. Le club a ainsi cédé au « naming » dès 2002, lorsque Leicester a quitté son antique stade de Filbert Street, soit plusieurs années avant ses rivaux de Premier League.
Vichai, qui a placé son fils à la direction exécutive du club, apporte ainsi de l’argent indirectement à Leicester City grâce au sponsoring du maillot et du stade. La ligue anglaise de football se demande par ailleurs si le milliardaire n’a pas tenté, au cours de la saison de la promotion en Premier League (2013-2014), de contourner son modèle de fair-play financier, visant à limiter les pertes des clubs.
A vrai dire, l’histoire telle que relatée par le Guardian laisse peu de doutes sur le fait que Leicester a fait passer 11 millions de livres dans ses caisses par l’intermédiaire du fils d’un haut responsable du football anglais, lui-même proche des propriétaires thaïlandais.
Le contrat surestimait lourdement la valeur du sponsoring du club et permettait, de la même manière que le Paris-Saint-Germain avait tenté d’échapper au fair-play financier de l’UEFA grâce à un accord monumental avec l’office du tourisme du Qatar, de contourner les règles du fair-play financier. L’enquête de la Premier League est toujours en cours mais Leicester a pu, cette année-là, monter en première division grâce à une masse salariale dépassant les revenus totaux du club. On a vu mieux comme porte-étendard d’un football sain.