Michel Bouquet : « Une vie de malheur. On risque sa vie à chaque rôle »
Michel Bouquet : « Une vie de malheur. On risque sa vie à chaque rôle »
Propos recueillis par Annick Cojean
Un dimanche de mai 1943, à 13 heures, Michel Bouquet est devenu « définitivement acteur ». « Fini la pâtisserie » : grâce au professeur de théâtre Maurice Escande, il avait découvert sa vocation. « Elle exige tout, elle est sacrée ! », dit-il.
Michel Bouquet à Paris le 12 janvier. | JOEL SAGET / AFP
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si une force mystérieuse n’avait pas poussé le petit apprenti pâtissier que j’étais à frapper un dimanche matin à la porte d’un grand professeur de théâtre. Je suis encore incapable d’expliquer ce qui m’a pris ce jour-là. Une étrange impulsion. Nous étions en 1943, en pleine Occupation. Je travaillais chez le pâtissier Bourbonneux, devant la gare Saint-Lazare à Paris, et j’habitais avec ma mère qui tenait un commerce de mode au 11, rue de la Boétie. Elle m’avait recommandé d’aller à la messe et j’avais pris sagement le chemin de l’église Saint-Augustin. Et puis voilà qu’au bout de la rue, j’ai bifurqué. Je me suis engagé sur le boulevard Malesherbes dans le sens opposé à l’église, suis parvenu à la Concorde et me suis engouffré sous les arcades de la rue de Rivoli jusqu’au numéro 190, une adresse, dénichée dans un bottin, que j’avais notée sur un petit bout de papier, dans ma poche depuis plusieurs jours. J’ai frappé chez le concierge et demandé M. Maurice Escande, le grand acteur de la Comédie-Française. « Il habite au dernier étage, vous ne pouvez pas vous tromper, il n’y a qu’un seul appartement. » J’ai sonné. Je n’avais pas encore 17 ans.
Qu’attendiez-vous ?
Rien. Je ne pensais rien, je ne savais rien. Même pas qu’il donnait des cours de théâtre. Mais il m’avait fasciné au Français où je l’avais vu, avec ma mère, jouer Louis XV dans la pièce Madame Quinze de Jean Sarment. Il était beau, à la fois sympathique et impressionnant. Et je m’étais dit qu’il représentait quelque chose de noble. Rien d’autre n’était conscient.
Que s’est-il alors passé ?
Une gouvernante a ouvert la porte : « Monsieur Escande est en train de se préparer pour aller à son cours de théâtre, mais enfin, entrez ! » Elle m’a fait patienter quelques minutes et j’ai entendu la voix d’Escande lui répondre : « Qu’il attende, je vais le voir. » Cela m’a paru fou, mais j’avais moi-même provoqué cette situation, alors j’ai pensé : il faut tenir, il faut tenir. Et Escande est arrivé. Charmant. « Vous avez préparé quelque chose ? », m’a-t-il demandé. « Je sais la tirade des nez de Cyrano de Bergerac. » « Alors dites-la. » J’ai commencé : « C’est un peu court jeune homme ! On pouvait dire… Oh dieu ! Bien des choses en somme… » Il a dit : « Eh bien, vous avez déjà une bonne voix, une bonne articulation. Mais vous n’auriez pas quelque chose de plus représentatif de votre âge ? » J’avais appris un petit poème de Musset et je me suis lancé : « Du temps que j’étais écolier, je restais un soir à veiller, dans notre salle solitaire. Devant ma table vint s’asseoir un étranger vêtu de noir, qui me ressemblait comme un frère… » Il a dit : « Très bien. Je vais tout de suite à mon cours, venez avec moi. »
Et vous l’avez suivi ?
Sans hésiter ! Oubliant la messe, ma mère, la pâtisserie, l’heure, tout. Nous sommes allés jusqu’au théâtre Edouard-VII en passant devant la Kommandantur et de nombreux soldats allemands. Deux cent cinquante élèves l’attendaient. Une vraie volière. Il m’a invité à me mettre au dernier rang de l’orchestre afin que j’assiste au cours. Et j’ai observé, envieux, des jeunes gens présenter des scènes devant leur professeur. Je me disais : « C’est inouï, ils ont la chance de ne faire que ça. Jouer ! » Jusqu’au moment où Escande a demandé à un élève de venir me chercher pour dire mon poème de Musset. Je me suis mis à trembler de tous mes membres, c’était une chose terrible, je suis monté sur la scène et j’ai commencé.
Les autres élèves étaient attentifs ?
Non ! C’était la fin du cours, ils se dispersaient, personne n’écoutait. Alors Escande s’est levé. Il m’a confié plus tard avoir pensé que s’il me laissait repartir ainsi, il ne me reverrait plus jamais. Il fallait qu’il provoque quelque chose. Il a crié : « Le cours n’est pas fini. Au lieu de bavarder et de faire des plans pour l’après-midi, vous feriez mieux de prendre une leçon. » Il s’est tourné vers moi et m’a lancé : « Recommencez. » Et j’ai redit le poème. En larmes. Complètement envahi par l’instant. Et j’ai senti que ce moment décidait de toute ma vie. Les élèves sont repartis en silence. Escande m’a dit : « Nous allons aller voir votre maman. »
Et vous avez marché ensemble vers la rue de la Boétie ?
Oui. Ma mère, sidérée, a découvert Escande sur le pas de sa porte. « Madame, a-t-il déclaré, je suis venue vous voir parce qu’il faut que ce petit fasse du théâtre. » Elle a dit : « Son père est en Poméranie, prisonnier, je ne peux pas prendre cette responsabilité sans son accord ! » Il a répondu : « Ne vous préoccupez pas. » Mais elle a insisté : « Il a sa petite paye et… » Il l’a interrompue : « Il assistera gratuitement à mon cours, il sera pris au conservatoire et je vous assure qu’il gagnera très vite sa vie. Il doit faire du théâtre. » Puis il est reparti. A 13 heures, ce dimanche de mai 1943, j’étais acteur. Fini la pâtisserie. J’étais définitivement acteur.
C’est extraordinaire !
C’est Escande qui l’a été. Il a eu un sens politique, il a pris ses responsabilités devant le petit jeune homme. Et figurez-vous que je ne l’ai jamais remercié. Voyez comme on peut être injuste ! Je ne m’en suis rendu compte que plus tard.
Le meilleur remerciement n’était-il pas de ne pas le décevoir professionnellement ?
Bien sûr. Mais j’ai tout de même été pris d’un remord. Trop tard. Cette histoire montre cependant que la vie peut s’ouvrir d’un coup. Et qu’il y a des miracles. Je portais en moi ce miracle. Je ne savais même pas que je postulais pour cette chose énorme de devenir un acteur, c’était proprement inimaginable. La pureté du moment est donc incontestable. J’étais comme un enfant. Avec un bout de papier dans la poche.
Il vous a tout de même fallu le courage de changer de chemin !
Non, il n’y avait pas de courage. J’ai été poussé.
Par quoi ? Le destin ? Un ange gardien ?
Oui, sûrement. Cela s’appelle aussi la vocation. Elle existe. Et quand on a la chance de la découvrir, je vous assure qu’on n’est plus seul dans la vie. Mais attention ! Elle exige tout ! Elle est sacrée et scelle votre destin. Le mien fut de me mettre à la disposition des auteurs et de les servir le mieux possible. Obsédé par ce qu’ils voulaient dire. Soucieux d’en savoir le plus possible sur leur esprit et leur intention. Il faut dire que j’ai eu la chance d’être formé par deux auteurs importants dès le début de ma carrière. Monsieur [Albert] Camus d’abord qui, dès le concours de sortie du conservatoire, nous a proposés, à Gérard Philippe et moi, de jouer dans sa prochaine pièce. Et puis Jean Anouilh. En parlant avec eux, en les fréquentant en répétition, en étant dans une sorte de camaraderie, je me suis senti admis à les représenter. Et ce fut incroyablement important.
Vous parlez d’un métier de modestie antinomique avec l’ego hypertrophié de beaucoup d’acteurs !
Nous ne sommes là que pour servir ! J’ai passé ma vie à aller à la rencontre des auteurs. Il y a ceux que j’ai personnellement connus et harcelés de questions. Et puis les autres, distants ou morts, que je n’ai cessé aussi d’interroger et qui me répondaient.
Comment ?
Eh bien je m’accrochais tellement au texte, le lisant, l’explorant, l’interrogeant des centaines de fois, rejetant telle interprétation, telle autre et puis telle autre, que je finissais par avoir l’impression qu’ils me soufflaient eux-mêmes la vérité.
Vous me faîtes penser à la pianiste Hélène Grimaud qui pense qu’à certains moments de grâce, le compositeur, Brahms par exemple, lui rend visite et inspire l’interprétation…
Mais oui, je trouve Hélène Grimaud admirable et je la comprends.
Votre père est-il venu vous voir jouer à son retour de la guerre ?
Il est venu au théâtre de l’Atelier voir L’invitation au Château. Et il ne m’a rien dit. Il était envahi par ce qu’il avait vécu et il ne pouvait plus réagir. J’ai très bien compris son silence. Il n’est jamais revenu me voir. Dès lors, la seule chose qui m’ait intéressé, c’est de respecter le cadeau que m’avait fait Escande. Et d’en être digne. Il a commandé toute ma vie.
Avez-vous eu la possibilité de repérer ou d’éveiller vous-même une vocation ici ou là ?
Je n’y ai pas pensé. Je ne songeais qu’à mon devoir.
Peut-être avez-vous fait, sans le savoir, le même cadeau qu’Escande ?
Non. Je n’étais pas digne de le faire, moi.
Suivre avec ferveur sa vocation fait-il une vie heureuse ?
Non, cela fait une vie de malheur.
De malheur ?
Le malheur de savoir que c’est si dur, chaque fois si dur. On risque sa vie à chaque rôle, et si le rôle ne veut pas vous parler, si l’auteur se refuse à vous renseigner, c’est foutu. Et c’est tragique.
Mais quand vous réussissez ? Quand votre interprétation sonne parfaitement juste et que le public applaudit acteur et auteur ?
Eh bien on se jette aux pieds de l’auteur et on cire ses chaussures pour qu’elles soient encore plus belles. Il n’y a aucune gloire à tirer. Aucun orgueil.
Au moins une certaine satisfaction !
Non. Jamais. Parce que c’est encore à refaire le lendemain. Et le surlendemain. D’ailleurs, je vous quitte parce que je joue ce soir. Je ne peux pas y échapper. Je dois me reposer et puis me préparer.
Allons ! Il y a dans votre œil des paillettes de gaîté quand vous parlez de théâtre.
Je suis en effet habité par quelque chose. Mais ne vous méprenez pas. Ce sont bel et bien des devoirs. Ma vie ne m’appartient plus, elle est à mes devoirs. Et je suis toujours dans ce vestibule de la rue de Rivoli, attendant de dire mon poème. Espérant le miracle qui se produit de temps en temps.
Soixante-treize ans après votre rencontre avec Escande, vous avez donc toujours la même angoisse ?
Oui. Car c’est l’auteur qui donne le talent. Et c’est lui qu’il faut supplier de parler. Je pressens que mon acolyte Hélène Grimaud partage ce point de vue. La quête est incessante… Il faut cette fois que je vous quitte. Je m’en vais vers mon doute.
Propos recueillis par Annick Cojean
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Après une tournée dans toute la France, Michel Bouquet joue, avec son épouse Juliette Carré, la pièce A tort et à raison de Ronald Harwood au Théâtre Hébertot à Paris (du mercredi au samedi à 21 heures, dimanche à 17 heures). Relâche entre le 1er et 25 mai. 100e et dernière le 19 juin.