Militants, curieux, fêtards : vingt-quatre heures avec les participants à la Nuit debout
Militants, curieux, fêtards : vingt-quatre heures avec les participants à la Nuit debout
Par Violaine Morin, Elvire Camus, Anna Villechenon, Faustine Vincent
Pendant une journée et une nuit complètes, Le Monde.fr est allé écouter les participants à la Nuit debout, place de la République à Paris.
Comment s’organise la Nuit debout : une journée Place de la République
Durée : 04:11
Après deux semaines d’existence de la Nuit debout, Le Monde. fr s’est intéressé au public qui compose le mouvement, né place de la République à Paris le 31 mars, et qui tente d’essaimer depuis : entre militants de longue date, simples curieux, « nuit-deboutistes » convaincus et fêtards, les raisons de converger ici sont diverses. Pendant une journée et une nuit complètes, nous avons vu se succéder et parfois se rencontrer ces publics différents – mais somme toute assez homogènes – sur la place.
Il est dix heures, place de la République à Paris, mardi 12 avril. Au petit matin, le lieu de rassemblement du mouvement Nuit debout depuis le 31 mars a été évacué. CRS et policiers sont encore présents en nombre, leurs camions garés tout autour. Quelques passants pressent le pas jusqu’à leurs bureaux. Les murs d’une agence bancaire, vandalisée en marge du mouvement, sont en train d’être nettoyés.
Au milieu de la place encore vide, sous le regard vigilant des forces de l’ordre, ils sont une petite dizaine de militants à discuter. Parmi eux, François, 28 ans, vendeur dans une joaillerie. Il fait des allers-retours sur son temps libre, quelques heures par-ci, par-là, depuis une semaine. « C’est très différent des manifs habituelles, où tout le monde avance ensemble mais où personne ne se parle, explique-t-il. Ici, on a enfin un vrai espace où l’on entend des vrais gens parler. » Et pas des politiques ou des syndicalistes. « La nuit appartient à tout le monde, on ne se sent pas en danger. Venir ici, c’est comme aller dans un endroit où il y aurait toujours un ami qui nous attend », dit-il, enthousiaste.
François, vendeur de diamants. Camille, pierceuse. Gérard, vacataire dans un musée. | JULIEN DANIEL/MYOP POUR "LE MONDE"
Un peu plus loin, Gérard erre sur la place toujours quasi déserte. A 59 ans, il enchaîne les petits contrats entrecoupés de périodes de chômage dans un musée parisien. « La loi El Khomri, ça fait quatre ans que je suis dedans », lance-t-il en levant les mains au ciel. Il vient « en pointillé », quand il le peut, et espère que Nuit debout, qu’il considère pour l’instant comme un « laboratoire de libre parole », débouche sur une grève générale. « Ça leur mettrait un coup, quand même », au gouvernement, et cela permettrait de « faire comprendre ce que l’on veut au reste du pays. Ils doivent nous prendre pour des gauchistes et des branleurs. »
En fin de matinée, la plupart des camions de police quittent la place, sirènes hurlantes. Le soleil a fait son apparition et, avec celui-ci, des dizaines de personnes. Une petite délégation de lycéens, qui viennent de manifester contre la loi travail, arrivent dans les cris, en soutien à Nuit debout. En l’espace de deux heures, l’atmosphère sur la place a radicalement changé. Les forces de l’ordre sont moins visibles, l’ambiance plus festive. Des petits groupes se forment.
La place se remplit peu à peu, en attendant le début des débats. | JULIEN DANIEL/MYOP POUR LE MONDE
L’après-midi, les poussettes se joignent aux lycéens
Vers 14 heures, une séance de débats s’ouvre devant une petite centaine de participants. Riverains et vacanciers curieux passent une tête, jettent un œil. Marie-Thérèse*, un peu à l’écart, écoute attentivement. Cette Brestoise profite d’un déplacement à Paris pour se faire son propre avis. « Je ne suis pas d’accord avec ces jeunes », commence-t-elle, visiblement émue. Cette enseignante à la retraite, qui a vécu Mai-68, regrette « une certaine inconscience » de leur part, notamment concernant leur sécurité, qui « monopolise la police ». « Ça me touche. Mais ils feraient mieux d’aller en cours s’ils veulent améliorer les choses », glisse-t-elle.
A côté, Camille discute avec quelques CRS. Elle n’est pas pour l’occupation de la place, et plaide pour un grand débat public, avec « M. Hollande, le gouvernement et les médias », et un temps de parole pour tous. En février, la jeune femme a décidé de quitter la France pour l’Allemagne. « Je ne me sentais plus à l’aise dans mon pays. Mais dès que j’ai entendu parler de Nuit debout, je suis revenue. Parce qu’il y a de l’espoir, quelque chose à faire. »
La commission éducation populaire est la première à se tenir, en début d'après-midi. | JULIEN DANIEL/MYOP POUR LE MONDE
En milieu d’après-midi, ils sont quelques centaines à avoir investi la place. Des poussettes font leur apparition. Au pied de la statue, une jeune fille cherche désespérément à passer le micro à une femme, « au nom de la parité », lors d’une commission sur le féminisme. Nicole, 38 ans, tend l’oreille. Cette économiste est venue avec sa petite fille de 3 mois. Elle aurait bien aimé assister aux assemblées générales (AG) les soirs précédents, mais n’a pas eu le cœur de laisser son bébé, et « c’est compliqué de venir avec ». Depuis quelques jours, elle suit l’évolution du mouvement sur TV Debout, et s’est décidée à venir pour la première fois après avoir entendu qu’il n’y avait « pas que des jeunes ». « Sympathisante PS », même si elle a « un peu honte de le dire aujourd’hui », Nicole juge les débats inégaux, mais salue la naissance du mouvement, « en espérant qu’il ne dégénère pas ».
L’Assemblée générale rassemble militants et curieux
Vers 18 heures, la place se remplit soudainement lorsque l’AG commence. Une jeune fille salue un copain à vélo croisé par hasard.
« Toi t’es touriste ?
— Oui, je passais juste par là. Et toi, t’es révoltée ?
— Oui. Bonne balade alors.
— Merci, bonne AG. »
A côté d’eux, Medhi retrouve sa compagne, Marguerite, qui l’a convaincu de « venir voir » après leur travail. Cette professeure de 32 ans est prête à faire une croix sur ses vacances pour « monter une cabane “réfugiés” ». Lui se montre plus sceptique. Aux yeux de ce jeune économiste franco-tunisien, qui a milité en Tunisie ces trois dernières années pour bâtir une nouvelle Constitution, « le discours anti-institution du mouvement [le] gêne un peu, ça a un côté enfant gâté ». « C’est tellement dur à construire, des institutions. Il faut jouer le jeu d’abord », estime-t-il.
Anne, professeur retraitée. Larry*, lycéen. Marguerite, professeur. Nicole, économiste et sa fille de 3 mois. | OLGA KRAVETS POUR "LE MONDE"
Près de la statue, un groupe de lycéens s’installe en rond autour d’un pack de bières. Parmi eux, Larry*, 17 ans. Ce Parisien aux cheveux bouclés vient chaque soir à la fin de ses cours depuis deux semaines. Après son bac techno, en juin, il compte partir à Angers dès septembre pour devenir maraîcher, parce que « Paris c’est toxique ». Il a toujours craché sur la capitale. Sauf en ce moment. « Je suis choqué de voir que Paris puisse faire un truc comme ça ! », s’émerveille-t-il. Une Nuit debout pour « réinventer le monde ». Larry veut « en faire partie ». Il a pris la parole en commission pour proposer de « fêter l’anniversaire de la manifestation du 9 avril [contre la loi travail] avec 31 bougies, parce que la mobilisation est si importante qu’elle se compte en jours, pas en années ! », répète-t-il, lyrique. L’année prochaine, il aura le droit de vote. Il hésite entre le vote blanc et l’abstention. « Si la présidentielle a lieu », ajoute-t-il, car il rêve que, d’ici là, des assemblées générales nationales auront remplacé l’élection.
Cette mobilisation des jeunes réjouit Anne Puget, une professeure retraitée venue écouter les débats avec son compagnon. Elle se dit « solidaire ». En mai 1968, cette fille de policier était dans la rue. « Mais nous on est des nantis. On a eu un boulot, un toit, une retraite. Aujourd’hui c’est plus grave. Les libertés et la démocratie ne tiennent qu’à un fil. » Elle ne prendra pas la parole en AG, devant les centaines de personnes réunies ce soir encore. « On en a usé et abusé en 68, et ça n’a pas donné grand-chose. » Mais elle est là pour écouter celle des autres et faire nombre, parce que « tous les grains de sable empêchent que la machine s’emballe trop ».
Caroline, 35 ans avec sa fille Lou-Ann. Des centaines de personnes se sont réunies, et débattent au centre de la place de la République. | OLGA KRAVETS POUR "LE MONDE"
La nuit tombée, le mouvement bat son plein
La nuit est tombée sur la place de la République. Parmi les orateurs de cette Nuit debout, il y a Jean-Marc, 52 ans. C’est la première fois que ce chercheur se rend place de la République, sur les conseils de sa fille, qui lui a assuré qu’il « se passait quelque chose ». « Au départ, je pensais qu’il s’agissait de revendications ponctuelles. En fait, les gens veulent réellement que les choses changent », observe-t-il enthousiaste. Pour sa prise de parole, il a griffonné quelques notes sur un morceau de papier. « J’aurais aimé avoir plus de temps pour préparer… » Au micro, il plaide notamment pour la création d’un parti politique qu’il conçoit comme un groupe de pression à même de rivaliser avec les institutions politiques existantes. Après son intervention, plusieurs personnes l’abordent pour réagir. Une discussion entre inconnus démarre.
Arthur, architecte (à gauche), Jean-Marc, chercheur et Lounès, Marion et Adriana, étudiants à Science Po. | OLGA KRAVETS POUR "LE MONDE"
A 23 heures, la Nuit debout bat son plein. La place de la République grouille de monde venu pour s’engager, discuter ou simplement se rencontrer. Loin de l’AG, Arthur et son groupe d’amis ont tendu des cordes entre trois arbres pour s’adonner au « slackline », un sport qui ressemble au funambulisme. Ils ont décidé de venir à la Nuit debout pour « investir un espace qui est d’habitude interdit à la pratique de notre sport », explique cet architecte de 26 ans. Les curieux s’arrêtent, posent des questions et testent leur équilibre sur les cordes. Arrivé après le travail, aux alentours de 20 heures, Arthur a l’intention de repartir avec le dernier métro. A sa gauche, une dizaine de personnes jouent des percussions. A sa droite, un cracheur de feu bénéficie d’un large public.
Lounès, Marion et Adrianna, trois camarades de Sciences Po, discutent autour de quelques bières et d’une barquette de frites. Tous sont déjà venus place de la République après les cours, en milieu de soirée. C’est la cinquième fois pour Lounès et il n’est jamais déçu. « Il y a une plus grande résonance et pertinence dans les débats auxquels j’assiste ici que pendant mes cours », estime-t-il.
Camille, 26 ans, nettoie la place à la fin de l'AG. | JULIEN MIGNOT POUR "LE MONDE"
La fin de l’AG, un peu avant minuit, marque une étape dans la Nuit debout. La place se met en mouvement. Certains quittent les lieux, d’autres continuent de discuter en groupes. D’autres encore, à l’image de Camille, s’affairent au nettoyage de la place. Sac-poubelle orange à la main, elle ramasse les bouteilles de bières, les canettes et les emballages en tous genres laissés par terre. La voyant faire, plusieurs personnes lui réclament un sac et se mettent à l’imiter. A 26 ans, elle avait prévu de partir faire un voyage à vélo avant que le mouvement ne débute. Il y a deux jours, elle a finalement déposé sa bicyclette à République et décidé de prêter main-forte : « C’est aussi un voyage la Nuit debout ».
A 2 heures, il reste une dizaine de petits groupes dispersés à différents endroits de la place, mais les discussions se poursuivent. Yann est probablement le dernier arrivé à cette Nuit debout. Il débarque à vélo avec les réflexes d’un habitué : en abordant quelqu’un qu’il ne connaît pas pour parler. Ce soir, ce danseur professionnel de 31 ans est venu à sa sortie du théâtre pour avoir sa dose d’échanges. « Je viens car je constate que les gens se parlent réellement. » Il a passé plusieurs soirées ici, dont la première, le 31 mars, et il a « envie de croire que, cette fois, ce mouvement va prendre ».
Après l'AG, la place se met en mouvement. Certains quittent les lieux, d’autres continuent de discuter en groupes. | JULIEN MIGNOT POUR "LE MONDE"
Aux aurores, les irréductibles attendent d’être chassés de la place
Il est 3 heures, il commence à pleuvoir sur la Nuit debout. Lola est assise en cercle avec son amie Léa, et un inconnu qu’elle a rencontré ce soir. « Même si l’AG est finie, on continue à parler, même à trois ! » C’est la première fois qu’elle vient. « Je suis venue dans l’après-midi proposer mon aide à la commission logistique », explique cette intermittente, qui a « du temps » pour s’investir, c’est vrai, mais surtout parce qu’elle « choisit de le donner ». Jusqu’à quand ? « Jusqu’à ce que les flics arrivent. »
Chloé discute devant sa tente. Lola veut poursuivre le débat. Camille va dormir là, comme depuis plusieurs jours. | JULIEN MIGNOT POUR "LE MONDE"
La météo en décidera autrement. Un groupe de CRS arrive par la rue du Temple, escortant environ 150 personnes qui se sont rendues un peu plus tôt dans un commissariat du 2e arrondissement pour réclamer la libération d’un lycéen placé en garde à vue. Mais la pluie fine de tout à l’heure s’est transformée en un orage qui se charge de disperser la petite foule survoltée revenue place de la République. Il ne reste bientôt que deux groupes d’une dizaine de personnes, plus là pour la fête que pour la Nuit debout, et les irréductibles campeurs qui veulent tenir la place.
Dans l’angle sud-est, quatre tentes sont dépliées. Camille et Chloé sont là depuis quatre jours. Chloé vit le reste de l’année dans un camion, qu’elle a laissé « en sécurité près de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ». Habituée des luttes et occupations, elle trouve que Paris, c’est beaucoup plus pénible. « Dans la forêt, les CRS viennent moins souvent, et puis il y a moins de bruit. »
Vers trois heures, un groupe de CRS escorte jusque sur la place de la République les manifestants partis demander la libération d'un lycéen en garde à vue dans le 2e arrondissement. | JULIEN MIGNOT POUR "LE MONDE"
Ici, on les attend aux alentours de 5 h 30, « à l’ouverture du métro », explique-t-elle. « Vous verrez, c’est rigolo : ils se mettent en cercle autour de nous, et toutes les minutes, ils avancent tous d’un pas. » Camille, elle, est très attachée à l’idée de « tenir la place ». Un autre militant surenchérit : « Il reste quatre tentes. Si on s’en va, c’est fini. » Une quinzaine de personnes en tout resteront jusqu’au bout, à qui se mêlent ceux que l’on appelle ici les « relous » (les « lourds ») : ces quelques passants, souvent alcoolisés, qui viennent réclamer une cigarette ou draguer les filles du groupe.
A 5 h 30, une voiture de police se gare au centre de la place. Quelques policiers s’approchent. « Voilà les bleus ! », annonce quelqu’un. Ashair, guitare sur le dos, va quand même à leur rencontre, puis revient, serein. « Alors ? Alors rien. Ils m’ont demandé comment ça allait. » Le jeune homme de 20 ans a perdu récemment son emploi « au black », puis le logement qu’il sous-louait. « Au début je suis venu à la Nuit debout parce que le mouvement me plaisait. Ce soir, c’est parce que je n’avais nulle part où dormir. »
Les derniers campeurs sont escortés par les CRS jusqu'au métro. | JULIEN MIGNOT POUR "LE MONDE"
Vingt minutes plus tard, comme prévu, une douzaine de CRS s’approche pour encercler les tentes détrempées. Aussitôt, les militants entreprennent de réveiller ceux qui dorment. Commence alors le rangement, un peu laborieux avec les bâches mouillées et le matériel qui refuse de se replier. Les manifestants seront escortés jusqu’à la bouche du métro. L’opération aura duré dix minutes. En partant, tente sous le bras, un militant lance aux CRS : « Bonne journée messieurs, à demain ! »
Du montage des stands de la Nuit debout à l’expulsion à l’aube, 24 heures place de la République
*Les prénoms ont été changés