Panama, nid d’espions
Panama, nid d’espions
Le cabinet Mossack Fonseca a, parfois sans le savoir, créé des dizaines de sociétés offshore pour des agents secrets.
On l’appelait « l’homme aux neuf doigts », parce qu’il avait un jour perdu une phalange. Werner Mauss était aussi « l’Agent 008 » et était présenté comme « le premier agent secret d’Allemagne » dans un article de l’université du Delaware, aux Etats-Unis. Le cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialisé dans les montages offshore, a sursauté en tombant sur l’article, en mars 2015. Parce qu’il révélait en passant que le vrai nom de Werner Mauss était Claus Möllner. Un aimable retraité et bon client du cabinet depuis trente ans.
Les « Panama papers » en trois points
- Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.
- Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.
- Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.
Des centaines de « Panama papers » détaillent son réseau de sociétés offshore : au moins deux d’entre elles détenaient des biens immobiliers en Allemagne. Werner Mauss ne possède personnellement aucune société, a indiqué son avocat au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et à la chaîne publique NDR, partenaires du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ). Ces sociétés ne servaient qu’à « protéger les intérêts financiers de la famille Mauss », a ajouté l’avocat, précisant qu’elles avaient été déclarées et payaient des impôts.
Il a aussi confirmé que certaines d’entre elles avaient été utilisées pour « des opérations humanitaires » lors de négociations, de libérations d’otages, ou « pour l’acheminement d’équipements comme du matériel médical ». Une mission parfois mal comprise : les autorités colombiennes ont brièvement détenu Werner Mauss en 1996, accusé d’avoir organisé avec des guérilleros un enlèvement et conservé une partie de la rançon. Il a été lavé du soupçon, et assure que « toutes les opérations menées de par le monde l’ont toujours été en coopération avec les institutions et autorités allemandes ».
James Bond de l’offshore
L’Allemand n’est pas le seul espion à avoir eu des intérêts chez Mossack Fonseca. Le cabinet fiscal s’en amusait. « Je pensais à un nom comme “World Insurance Services Limited” ou peut-être “Universal Exports”, comme la société utilisée dans les anciens “James Bond”, mais je ne sais pas si ça passera ! », écrivait en 2010 un intermédiaire aux avocats-conseils. D’ailleurs, la firme panaméenne a baptisé des sociétés Goldfinger, SkyFall, GoldenEye, Moonraker, Spectre, Blofeld, et a reçu une demande pour Octopussy.
Parmi les clients de Mossack Fonseca se trouve également le Grec Sokratis Kokkalis, un milliardaire de 76 ans surnommé « Agent Rocco », jadis accusé d’espionnage pour la Stasi, les services secrets de l’ex-Allemagne de l’Est. Le cabinet panaméen a découvert son passé en février 2015 en faisant de banales vérifications sur l’une de ses sociétés, Upton International Group. L’homme d’affaires « a été accusé par les responsables est-allemands d’espionnage, d’escroquerie et de blanchiment d’argent au début des années 1960, mais il a finalement été mis hors de cause », écrivait un employé du cabinet. Le représentant de M. Kokkalis n’a jamais répondu aux demandes de Mossack Fonseca sur l’objet social de ses entreprises. Le Grec était propriétaire du club de foot Olympiakos jusqu’en 2010, et possède à présent la plus grande société grecque de télécommunications.
Fausse mort et évasion fiscale
Autre surprise, en 2005, Mossack Fonseca réalise avec inquiétude que sept sociétés qu’il a montées ont pour administrateur un certain Francisco Paesa Sanchez, un agent secret espagnol tristement célèbre. « L’histoire (…) fait vraiment peur », écrit l’un des employés de la firme. Francisco Paesa Sanchez a fait fortune en traquant les autonomistes et en débusquant un commissaire de police corrompu, avant de fuir l’Espagne avec quelques millions de dollars en poche. Il passe pour mort en 1998, sa famille signe d’ailleurs un certificat de décès déplorant une crise cardiaque en Thaïlande. Mais un journaliste le retrouve en 2004 au Luxembourg, et l’Espagnol assure aimablement que l’annonce de sa mort était « un malentendu ». Il détient sept sociétés dans îles Vierges britanniques, des hôtels, des casinos et un terrain de golf au Maroc. En octobre 2005, par crainte « d’un éventuel scandale », Mossack Fonseca a pris ses distances avec ces sociétés.
Le cabinet conseil comptait encore parmi ses clients le cheikh Kamal Adham, premier chef du renseignement saoudien, considéré par une commission sénatoriale américaine comme « le principal interlocuteur de la CIA pour tout le Moyen-Orient, du milieu des années 1960 à 1979 ». Et le major général Ricardo Rubiano-Groot, ancien directeur de l’agence de renseignement de l’armée de l’air colombienne, ou encore le général Emmanuel Ndahiro, chef des services secrets du président rwandais Paul Kagamé. Kamal Adham est mort en 1999, Emmanuel Ndahiro n’a pas souhaité s’expliquer. Ricardo Rubiano-Groot a confirmé à Consejo de Redacción, partenaire de l’ICIJ, qu’il était un petit actionnaire de West Tech Panama, créée pour l’achat d’une société américaine d’avionique et actuellement en liquidation.
Autre personnage haut en couleur lié à la CIA, Loftur Johannesson, surnommé l’Islandais. Ce riche homme d’affaires originaire de Reykjavik, aujourd’hui âgé de 85 ans, aurait collaboré avec la CIA dans les années 1970 et 1980 en fournissant des armes en Afghanistan. Grâce à ces menus services, il a pu faire l’acquisition d’une demeure à La Barbade et d’un vignoble en France. Loftur Johannesson apparaît dans les archives de Mossack Fonseca en septembre 2002, il est lié à au moins quatre sociétés qui détiennent des propriétés dans des quartiers chics de Londres et un complexe à La Barbade. « M. Johannesson était un homme d’affaires international, principalement dans le secteur de l’aviation, et dément catégoriquement avoir travaillé pour une quelconque agence de renseignement comme vous semblez le suggérer », a-t-il fait répondre à l’ICIJ.
Ventes d’armes en Iran via le Panama
Farhad Azima est d’un autre calibre. Généreux donateur des campagnes électorales aux Etats-Unis, l’Américain d’origine iranienne avait ses entrées à la Maison Blanche et prenait le café avec Bill Clinton. Il s’était pourtant retrouvé auparavant pris dans la tempête de l’un des plus grands scandales des Etats-Unis, l’affaire des contras. Au milieu des années 1980, l’administration Reagan a en effet secrètement vendu des armes à l’Iran pour faciliter la libération de sept otages américains, et s’est servie de ces sommes pour financer les contre-révolutionnaires nicaraguayens, la Contra. D’après le New York Times, l’un des avions-cargos de Farhad Azima aurait acheminé 23 tonnes de matériel militaire à Téhéran en 1985. Il a toujours affirmé n’en rien savoir. « Je n’ai aucun lien avec l’affaire Iran-Contra, a déclaré M. Azima à l’ICIJ. Il n’est pas une agence américaine qui n’ait enquêté sur moi, toutes ont conclu qu’il n’y avait absolument rien contre moi »
Les « Panama papers » indiquent que Farhad Azima a créé sa première société offshore dans les îles Vierges britanniques en 2000. ALG (Asia & Pacific) Ltd est une filiale de sa compagnie américaine Aviation Leasing Group. Ce n’est qu’en 2013 que Mossack Fonseca tombe sur des articles évoquant les liens de Farhad Azima avec la CIA. Il est accusé d’avoir « fourni un appui aérien et logistique » à une entreprise détenue par d’anciens de la CIA qui livraient des armes en Libye. Un autre article citait un agent du FBI disant avoir été prévenu par la CIA que Farhad Azima était « intouchable ».
Le cabinet panaméen a demandé aux représentants de Farhad Azima de confirmer l’identité de leur client, mais n’a jamais eu de réponse. Puis en 2014, le Trésor américain accuse un certain Houshang Hosseinpour, cofondateur de la compagnie aérienne FlyGeorgia, d’avoir participé en 2011 au transfert de dizaines de millions de dollars vers l’Iran, alors sous embargo. Or Farhad Azima et Houshang Hosseinpour figuraient sur les documents d’une société qui prévoyait d’acquérir un hôtel en Géorgie cette même année. Houshang Hosseinpour n’a été que brièvement actionnaire, les administrateurs de la société ont signalé en février 2012 que ses actions avaient été émises à la suite d’une « erreur administrative ».
Farhad Azima a affirmé à l’ICIJ que cette société avait été utilisée uniquement pour l’achat d’un avion qui ne pouvait pas être immatriculé aux Etats-Unis : le choix des îles Vierges était dénué de toute considération fiscale. Houshang Hosseinpour a, lui, affirmé en 2013 au Wall Street Journal n’avoir aucun lien avec l’Iran et n’être « aucunement impliqué dans le viol de l’embargo ».
... et vers l’Arabie saoudite ?
Autre personnage baroque : le milliardaire saoudien Adnan Khashoggi. Il a négocié des milliards de dollars de ventes d’armes à l’Arabie saoudite dans les années 1970 et joué « un rôle capital pour le gouvernement américain » auprès de la CIA dans la vente d’armes à l’Iran, d’après un rapport rédigé en 1992 par le Sénat américain, dont l’un des auteurs est John Kerry, l’actuel secrétaire d’Etat des Etats-Unis.
M. Khashoggi apparaît dans les archives de Mossack Fonseca dès 1978, date à laquelle il est devenu président au Panama d’ISIS Overseas S.A. Il a détenu au moins quatre autres sociétés dont l’objet social reste mystérieux. Deux d’entre elles ont géré le financement de propriétés en Espagne et aux Canaries. Mossack Fonseca a mis fin à sa collaboration avec le Saoudien aux alentours de 2003.
Will Fitzgibbon (ICIJ)