Sacré Charlebois
Sacré Charlebois
Par Francis Marmande
Tout feu, tout flamme, le chanteur québecois était à Bobino, où il reviendra. Au programme : chansons ordinaires, vieux rock’n’roll, pitreries de music-hall et VIP dans la salle.
Robert Charlebois reviendra à Bobino le 12 décembre. | Sylvain Dumain Leger
Bobino, public de soir de première (11 avril 2016), piano solo sur les planches (Vincent Réhel), une voix sort de l’ombre. Tiens ! C’est Charlebois, avec son drôle de bout de nez et sa tignasse bouclée. Assis au troisième rang, comme Alain Delon, mais de l’autre côté de la travée. On ne devrait pas s’étonner, puisqu’on est venu pour lui. Sans compter que le truc est usé jusqu’à la corde. Eh bien, le music-hall, c’est ce tour de passe-passe : on s’étonne toujours du prévu.
Il se lève. Longe le bord de la scène, rejoint l’autre piano, et c’est parti. La Complainte du phoque en Alaska. Chanson qu’on lui demande toujours et qui n’est pas de lui mais de Michel Rivard, membre fondateur du groupe Beau Dommage créé en 1974.
Aurores boréales et bêtises métaphysiques
Epoque où l’on voyait Charlebois partout, au music hall, sur les pelouses des fêtes politiques (oui, à tout bout de champ, pas seulement à la Fête de l’Huma, on foirait sec et Charlebois était là), il faisait partie du paysage réel. Il surgissait, rock sérieux et pas sérieux à la fois avec ses aurores boréales (Lindberg), ses bêtises métaphysiques (Concepción), plus Ordinaire, une des plus belles chansons de partout. Ce soir, on aura droit à tout, d’ailleurs, on vient pour ça. C’est ce qu’il y a de bien avec la chanson ordinaire : on ne s’en lasse pas, on veut réentendre. On a beau la savoir par cœur, c’est comme si le cœur nucléaire continuait d’échapper.
Bondissant, drôle, ivre d’une énergie qu’il dilapide à tout va, pitre et rocker tour à tour, Robert Charlebois fête 50 ans de chansons. Avec son nom de bûcheron du Grand Nord, ou de conducteur de chiens de traîneau dessiné à la diable par Crumb, quelle pêche ! quelle frite ! Deux heures de joie, vingt-et-une chansons, deux heures énergumènes au son réglé comme un cello de course par Benoît Dion, on n’a que ça en tête, quelle patate, mes ouaouarons !
Une question de ton
On aimerait connaître l’équivalent en québécois… Mais sur la toile, ça chicane, ça désabrille l’étymon, les linguistes du dimanche ont l’air apic, on ne peut pas dire que ça clique des masses… De toute façon, dans cette langue où l’on dit agent de bord pour « steward », mais avoir la fly à l’air pour « avoir la braguette ouverte », inutile de comparer des pommes et des oranges : ce n’est pas question de lexique, c’est une question de ton. Une question d’intonation, de musique, de larynx, de chanson des langues et de swing. D’entrée, on sait que ce sera une fête des sons, des langues, du corps et de cette familière étrangeté, le Québec.
Mine de rien, le tour de chant de Charlebois vire très vite à la jonglerie géo-politique sur fond de grattes électriques (Vivre en ce pays, Je reviendrai à Montréal). Brassens a beau se moquer des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » – lui qui ne s’en tient pas, c’est un comble, à un seul quelque part natal : Sète, Montparnasse, au pied de son arbre, etc. –, cette célébration rageuse ou mélancolique de Montréal est d’une présence analogue à la formidable présence en scène. Passage par une chanson oubliée, Avril sur Mars. Virage sur l’aile, corne de vache en main (l’instrument), la clownerie salsa de Concepción, avec Les Talons hauts et Les Ondes dans la foulée. Rythme cinglé, dérèglement de quelques sens, aucun interdit. Soirée parfaite.
Le chanteur Robert Charlebois en 2010. | Sylvain Dumain Leger
Curiosités militantes
À la guitare, il reprend l’intro. Vanne pour demi–spécialistes : « Ça, c’est un truc qui n’arrive jamais à Clapton… » (imitez l’accent, non, ce n’est pas une question d’accent, cherchez le ton vous-même), « Clapton, chez Fender, ils lui donnent des millions de dollars pour qu’il joue Fender… » Il s’accorde à l’amiable. À voix basse : « Moi, ils m’ont donné 65 dollars pour que je ne joue surtout pas Fender… »
Dolores, Les Ailes, Entre deux joints, Mon pays (blues certifié conforme), a-t-on remarqué comment voltigent les toponymes, les termes du cru, les rimes comiques ou approximatives, les noms de rues et de marques comme dans un récit des Éditions de Minuit avant la lettre ? Plus ces curiosités militantes sur fond de rock and roll – « Ça, pendans 40 ans, ça a été l’hymne des étudiants québécois, et on dirait qu’ils ont compris les paroles, l’an dernier… » –, ou ces déclarations emballées : J’t’aime comme un fou… Retour au calme : « C’est fou comme vous aimez le rock. C’est une musique de vieux, je vous rappelle… »
Les critiques, ces « ratés sympathiques »
Final en beauté : Lindberg, ce délire psychédélique en joual qui mérite bien sa date (1968). En lieu et place du groupe free de Vancouver qui figure dans l’album avec Louise Forestier, Charlebois conclut seul, ensauvagé, à l’harmonica dans un style très tchécoslovaque. Excellent groupe qui a l’air de bien s’amuser en scène : Daniel Lacoste et Dominique Lanoie (guitares), Steve Gagné (drums), Karl Surprenant (basse).
Puis, Ordinaire. Plus qu’une chanson, une vie, un aveu, un cri lancé dans la nuit, sans la moindre rancune pour « J’me fous pas mal des critiques/Ce sont des ratés sympathiques ». Il a bien dû la chanter en scène près de 10 000 fois. Où puise-t-il la force de cet engagement entier et le maintien de la voix intacte, puissante, unique, à 70 ans ?
Rappels en deux séquences : Quand les hommes vivront d’amour, hommage au peuple algérien composée à Paris par Raymond Lévesque (1956). Il destinait la chanson à Eddie Constantine. La version du trio des anges, trois générations, trois idées de la musique – Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Charlebois – le 14 août 1974, lors de la Superfrancofête de la ville de Québec, fait plus que référence. Moulinant des hélices avec sa serviette noire et s’affublant du tambourin (rouge) comme une tiare, incantations sur l’air des lampions : « J’veux de l’amour »
Second rappel en mémoire de Barbara. Lui aussi l’a rencontrée, faisant le tour de quelques têtes connues dans les rangs en commençant par Patrick Bruel, « évidemment, je n’étais pas aussi beau qu’Alain Delon, j’étais beau comme Alain Souchon… » Un petit texte de Saint-Augustin pour la route, La mort n’est rien, et Can’t Help Falling in Love, dont le dernier mot, scandé, affirmé, sonne comme une réponse, un bilan, un point d’accord majuscule : Satisfaction ! Retour à Bobino, le temple, le 12 décembre.