Disney et le jeu vidéo, vingt-cinq ans de « Je t’aime, moi non plus »
Disney et le jeu vidéo, vingt-cinq ans de « Je t’aime, moi non plus »
Par William Audureau
De « Castle of Illusion » à « Disney Infinity » en passant par « Kingdom Hearts », la firme aux grandes oreilles n’a cessé de chercher à être présente sur consoles, avec un succès inégal.
C’est un énième bye bye. Mardi 10 mai, The Walt Disney Company a annoncé l’abandon de sa gamme de jouets interactifs pour Disney Infinity, qui constituaient sa dernière présence dans le marché du jeu vidéo sur consoles. La firme aux grandes oreilles ne publiera plus de titres, mais ses célèbres franchises continueront à voir le jour en pixels, adaptés par des sociétés partenaires spécialistes du marché.
Pour le géant du divertissement, ce n’est pas le premier revirement de la sorte : son histoire est constellée de départs et de retours au jeu vidéo. En trois décennies, elle a ouvert pas moins de six divisions successives consacrées au multimédia, de Walt Disney Computer Software en 1988 à Disney Interactive Media Group en 2008.
L’intérêt de la société pour le jeu vidéo a d’abord été tardif. Il faut attendre 1983, et la sixième année d’existence commerciale de la première console à succès, l’Atari 2600, division du grand rival Warner Bros., pour que voie le jour le premier jeu sur Mickey Mouse, The Sorcerer’s Apprentice (l’apprenti sorcier). Adaptation d’une des séquences du film musical Fantasia, le jeu met en scène la célèbre souris, à peine reconnaissable, dans des séquences d’adresse rudimentaires. Un an plus tôt, Disney a cédé les droits sur Tron pour la console concurrente, l’Intellivision de Mattel. Mais la crise qui ravage le secteur en 1983 met un frein à ces premières initiatives.
Sorcerer's Apprentice for the Atari 2600
Durée : 01:50
Le retour au jeu vidéo de Disney se fait de manière timide à la fin des années 1980, d’un côté avec l’ouverture d’une division spécialisée dans le ludoéducatif sur ordinateur, Walt Disney Computer Software, de l’autre avec la signature d’un contrat avec l’éditeur japonais Capcom, qui adapte tour à tour Mickey, La bande à Picsou ou encore Tic & Tac sur la console NES de Nintendo – ce seront quelques-uns des meilleurs jeux de plateforme de l’époque, derrière les Super Mario Bros.
La jaquette du jeu « Duck Tales » sur Nes. | Capcom
Mario, Sonic, et… Mickey
Le début des années 1990 marque un virage radical. Le succès de Mario commence à faire ombrage à la Walt Disney Company : selon l’indice Q-Ratings de la société Marketing Evaluations, le plombier est désormais le personnage de fiction le plus connu des enfants nord-américains, devançant même Mickey Mouse. Dans le même temps, Sega, le principal concurrent de Nintendo, se cherche un visage public pour rivaliser avec Mario. C’est la naissance d’une alliance de raison, qui donnera naissance sur Master System et Megadrive à quelques-uns des plus brillants jeux de plateforme de l’époque, Castle of Illusion, World of Illusion ou encore Quackshot, avec Mario et Donald en vedettes.
Castle of Illusion, megadrive (1/6)
Durée : 06:50
« Si Sega se tourne vers Disney, c’est à la recherche de personnages populaires et appréciés d’un large public, transférables en jeux vidéo. De même, si Disney accepte de céder les droits d’exploitation de Mickey Mouse et Donald Duck à Sega, c’est certainement que l’étude de reconnaissance qui plaçait le plombier italien devant la souris lui a fait prendre conscience de la menace que représentent désormais les jeux vidéo », résume Alexis Blanchet dans Des pixels à Hollywood (Pix’n Love, 2010).
En outre, le partenariat de la firme avec Capcom court toujours, ce qui lui permet de placer également Mickey et ses amis sur Super Nintendo et Game Boy. Sur la première moitié des années 1990, considérée comme celle de l’âge d’or des mascottes animalières, la souris devient même le héros de jeu vidéo le plus utilisé : quatorze apparitions dans le genre roi de l’époque, celui des jeux de plateformes, contre dix pour Sonic, et six pour Mario et le chat Doraemon.
A mesure que la nouvelle mascotte de Sega, Sonic, gagne en importance, la collaboration entre les deux firmes s’étiole. Disney se rapproche alors du britannique Virgin Interactive, à qui l’entreprise sous-traite les adaptations de ses récents succès au cinéma, Aladdin et Le Roi Lion.
Aladdin, référence graphique de l’époque
Jusqu’à présent, la firme aux grandes oreilles s’était toujours entièrement reposé sur ses partenaires, sans s’investir outre-mesure. Ce n’est plus le cas, fait remarquer à l’époque Peter Schneider, président de Walt Disney Pictures : « Le jeu vidéo Aladdin est une première. Des artistes de chez Disney ont contribué à la réalisation du jeu, c’est-à-dire que ce dernier met en œuvre une véritable animation de personnages, et non pas seulement des graphismes réalisés uniquement par ordinateur. » Le précédent jeu de Virgin, Cool Spot, comprenait 400 animations ; Aladdin en compte 1 500. Il s’impose comme une nouvelle référence dans le genre.
Aladdin (Sega genesis) part 1 levels 1-4
Durée : 09:47
Ce premier rapproché ne va pas sans poser certains problèmes, notamment sur Le Roi Lion, où pas moins de 100 000 animations sont utilisées dans le film. « Il a fallu calmer les artistes de Disney et leur demander de simplifier les choses. On leur disait : “Envoyez-nous un lion en train de courir et c’est tout !” Ce à quoi ils nous rétorquaient : “Un lion qui court de quelle manière ? En colère, heureux, méchant, triste ?” », témoigne à l’époque Lewis Castle, directeur du développement créatif chez Westwood, dans un reportage de Joypad.
Malgré tout, l’implication de Disney est récompensée : avec respectivement 780 000 et 600 000 unités écoulées, Aladdin et Le Roi Lion sont respectivement les quatrième et cinquième meilleures ventes aux Etats-Unis en 1994, derrière Donkey Kong Country, Sonic The Hedgehog 3 et Sonic & Knuckles.
En France, Le Roi Lion représente même 13 % des ventes de jeu à Noël. Disney est alors un acteur majeur du jeu vidéo, et ses jeux des références respectées. Elles ne le seront plus jamais à ce niveau.
Le tournant de la 3D
Comme de nombreux géants du divertissement, tels Viacom ou Warner Bros., la firme aux grandes oreilles croit voir des convergences porteuses dans l’arrivée des premières consoles à CD, la PlayStation et la Saturn, et crée en décembre 1994 sa propre structure de développement, Disney Interactive Studios. « L’argument était de dire que nous serions capable d’être moins cher que n’importe qui parce que [le développement de nos jeux vidéo] serait intégré à notre processus de production », expliquera à MCV UK en 2001, sous couvert d’anonymat, un vétéran d’une de ces compagnies.
Las, ceux-ci n’ont pas anticipé que leur savoir-faire en matière d’animation et de création d’univers ne les préparait pas au défi du développement en 3D, l’autre grande innovation de la période. La production de Disney Interactive Studios déçoit, à la fois en quantité et en qualité, et en avril 1997, licencie 90 employés et se retire du développement pour revenir au modèle classique de la vente de licences, et pour développer des CD ludoéducatifs. Peu de joueurs pensent à s’en émouvoir : la mode est désormais aux jeux « adultes », avec Tomb Raider, Resident Evil ou encore Metal Gear Solid.
Dans le monde du jeu vidéo, un acteur conserve pourtant sa déférence pour le modèle traditionnel Disney : Nintendo. « Quelque part dans notre esprit, nous autres dans l’industrie du jeu, nous avons une sorte de complexe d’infériorité par rapport à ceux qui travaillent dans l’art ou le cinéma, observera, en 2002, Shigeru Miyamoto, le créateur de Mario, lors d’une table ronde au salon E3. Les parents sont souvent rassurés de voir leurs enfants regarder des films Disney, mais ils ont toujours tendance à s’inquiéter quand ils jouent à des jeux Nintendo, donc par le passé, j’ai toujours pensé que je devais faire des logiciels qui rassurent les parents. »
Coup sur coup, Nintendo signe un accord avec Sega et Disney pour accueillir Sonic et Mickey sur ses consoles, et se positionner encore un peu plus comme le constructeur de jeu vidéo familial. Mickey’s Speedway USA sera l’un des très rares jeux Mickey développé par un studio de Nintendo.
Mickey's Speedway USA N64
Durée : 14:54
De son côté, Disney garde ses distances avec le développement. L’essentiel des apparitions de ses univers sur consoles est confié à des partenaires, comme l’américain THQ pour la plupart des Pixar (Le Monde de Némo, Ratatouille, Wall. E, etc.), ou à Square pour l’ambitieuse série Kingdom Hearts, qui mêle héros Disney et univers fantastique à la Final Fantasy. En 2005, sa filiale Buena Vista rachète aussi les droits du préhistorique et sanglant Turok.
Le ténébreux « Epic Mickey »
En 2007, le succès phénoménal de la Wii pousse la Walt Disney Company à un second revirement : face au retour en vogue des jeux familiaux, l’entreprise revient au jeu vidéo, avec une nouvelle division chargée d’éditer directement des productions maisons, Disney Interactive Media. Faute de savoir-faire interne, elle se tourne vers un créateur expérimenté, Warren Spector (Deus Ex), pour prendre en main le retour en fanfare de la souris sur console. A 01net, celui-ci explique :
« Je voulais d’abord que Mickey devienne une vraie star de jeu vidéo, car, même si on l’a déjà vu plusieurs fois, il n’est pas considéré comme un héros à part entière dans ce domaine comme il peut l’être au cinéma ou dans la bande dessinée. Mais je voulais aussi faire un jeu de plateformes à ma sauce, qui donne au joueur les clés du monde. »
Epic Mickey Intro Cinematic Trailer - Gamescom '10
Durée : 04:33
Etrange et déconcertant, le jeu en question, Epic Mickey, plonge finalement dans les archives de personnages oubliés de Disney et confronte le joueur à des choix moraux inattendus. Atypique, presque expérimental, le titre se vend correctement mais reçoit un accueil critique mitigé. Une suite est lancée, mais la mode de la Wii est déjà passée.
« Disney Infinity », la dernière branche
Les années 2010 voient Disney se chercher un positionnement cohérent au milieu d’une industrie aux évolutions rapides. Tour à tour, Disney Interactive Media Group commande des remake de ses produits d’antan, comme DuckTales ou Castle of Illusion, lance de nouveaux univers sur smartphone avec Disney Tsum Tsum, ou s’engouffre dans la mode des jouets vidéo à la Skylanders avec Disney Infinity et ses nouveaux univers, Marvel et Star Wars, qui se mêlent aux franchises maison traditionnelles.
Le succès dure un temps, à Noël 2013 et Noël 2014. Mais le marché du jouet vidéo s’effrite et la concurrence de Nintendo et Lego met en péril la division interactive de Disney, abonnée aux déficits depuis plusieurs années. Mardi 10 mai, enième revirement.
« Après une évaluation rigoureuse, nous avons modifié notre approche et allons passer à un modèle exclusivement de vente de licences », annonce James Pitaro, le président de la division produits de consommation et médias interactifs de Disney, dans un communiqué cité par The Wall Street Journal. Disney Infinity, la dernière présence de la marque sur consoles, est abandonné, et son studio liquidé. Pour la troisième fois, Mickey n’aime plus le jeu vidéo. Jusqu’à la prochaine fois.