L’Afrique rêve sa jeunesse en start-up innovante… sans la construire
L’Afrique rêve sa jeunesse en start-up innovante... sans la construire
Par Yann Gwet (contributeur Le Monde Afrique)
Pour notre chroniqueur, le continent promeut tous azimuts l’image de jeunes entrepreneurs, cache-misère d’un marché du travail et de systèmes éducatifs inadaptés.
Dans une école de Cape Town, en Afrique du Sud, en novembre 2013. | © Mike Hutchings / Reuters / REUTERS
Les historiens qui voudront comprendre l’Afrique de ce début de siècle seront perplexes. Les statistiques qu’ils consulteront leur indiqueront un continent pauvre, tandis que de nombreux articles de presse leur apprendront que le continent était peuplé de « jeunes entrepreneurs innovants ». Ils s’étonneront de constater qu’en 2015, au plus fort de l’épidémie d’Ebola, les pays africains touchés recevaient gants, masques, bottes et ruban adhésif de partenaires occidentaux. Que faisaient donc ces jeunes entrepreneurs « innovants » ?
L’entrepreneuriat attire un nombre croissant de jeunes Africains ; cela est incontestable. Selon une étude du Global Entrepreneurship Monitor (GEM) publiée en 2015, 60 % des jeunes Africains âgés de 18 ans à 34 ans interrogés « sont optimistes quant au potentiel économique de l’entrepreneuriat et croient avoir les compétences et le savoir requis pour créer une entreprise ». Pour une partie de cette jeunesse cependant, entreprendre est d’abord une nécessité vitale face à la pauvreté du marché du travail en Afrique. La même étude du GEM révèle en effet que « moins de 45 % des jeunes entrepreneurs africains ont achevé leur cycle d’études secondaires » !
Bulle de l’entrepreneuriat
Une autre partie de cette jeunesse, plus éduquée et souvent issue de la diaspora, s’est tournée vers l’entrepreneuriat après la crise financière de 2007. De nombreux jeunes diplômés et professionnels, qui avaient perdu leur emploi ou ne parvenaient pas à intégrer le marché du travail, sentant confusément que nous entrions dans une ère d’instabilité, décidèrent de se réinventer. Pour des raisons économiques (le coût de création d’une entreprise dans le secteur est faible) mais aussi par conformisme social, beaucoup se dirigèrent vers le secteur du numérique.
Certains médias, flairant le filon, décidèrent de l’exploiter. Depuis lors, ils multiplient articles de presse et reportages sur le dynamisme et la créativité des jeunes entrepreneurs africains. Les forums dédiés à la célébration du génie de nos créateurs prolifèrent. Une véritable industrie de la récompense a vu le jour. Ses acteurs, média, multinationales, organismes en tout genre, se livrent une concurrence acharnée pour décerner des prix à nos jeunes « innovateurs », se réjouissant ainsi de la bulle qu’ils ont créée.
La jeunesse africaine éduquée est donc logiquement toujours plus nombreuse à opter pour l’entrepreneuriat, souvent attirée par la perspective d’une gloire aisément acquise. Cet afflux alimente la machine médiatique, dont l’emballement suscite de nouvelles vocations.
Cette bulle de l’entrepreneuriat est préoccupante à plusieurs égards. L’industrie de la récompense forge une culture de la facilité. De nombreux entrepreneurs africains qui, sous d’autres cieux, seraient confinés à un nécessaire anonymat accèdent pourtant à une forme de reconnaissance. Toute idée de hiérarchie est supprimée. L’autosatisfaction est la règle. Le relativisme domine. Quelques clics et le continent sont transformé !
De nombreuses ressources sont employées inefficacement. Plusieurs entrepreneurs préfèrent proposer l’énième itération de produits ou services ayant déjà conquis le marché, alors même qu’ils pourraient travailler à résoudre des problèmes réels, par ailleurs ignorés par les médias.
L’utilisation obsessionnelle du mot « innovation », là où il y a importation ou application de concepts et technologies souvent développés en Occident, empêche précisément une réflexion sérieuse sur les moyens de susciter une culture de l’innovation dont nos pays ont pourtant besoin dans les domaines cruciaux de la santé, de l’éducation, de l’énergie, de l’agriculture.
Marionnettes d’un système dévoyé
La capacité d’innovation n’est pas un phénomène spontané. Certaines cultures, certains environnements, certaines visions du monde, encouragent l’inventivité. Innover, c’est s’opposer ; c’est affirmer une différence ; c’est contester l’ordre établi. Cela demande de grandes aptitudes intellectuelles ou techniques, mais aussi et surtout un réel courage moral et une authentique indépendance d’esprit. Tous ces attributs sont parfois le produit de l’Histoire, mais ils peuvent être forgés par la Politique.
Or sur le continent, trop de régimes répriment la libre expression ; trop de systèmes éducatifs maintiennent les élèves dans un silence déférent ; trop de croyances exaltent l’irrationalité ; trop de médias promeuvent des contre-valeurs. Tout cela corrompt notre culture et nous rend inaptes aux exigences de la création radicale.
Pourtant, nous avons besoin d’entrepreneurs capables de trouver des solutions neuves à des problèmes complexes. De ce point de vue, il faut souhaiter que la bulle entrepreneuriale à laquelle nous assistons explose, et que l’industrie de la récompense cède la place à une industrie de la réflexion stratégique.
L’innovation doit être une priorité des Etats africains. Ceux-ci devraient développer des politiques visant à stimuler la créativité. Leur engagement devrait se manifester dans les budgets alloués à l’éducation, à la culture, ainsi qu’à la promotion de sociétés ouvertes au savoir et au progrès.
Sans des efforts substantiels de cette nature, les futurs historiens du continent arriveront à la conclusion que les jeunes « innovateurs » encensés par la presse de notre époque n’étaient que les marionnettes d’un système dévoyé, et que nous étions les représentants d’une civilisation sans âme, sans ambition, sans honneur.
Yann Gwet est entrepreneur et essayiste camerounais.