La nomination d’Emmanuel Krivine à la tête de l’Orchestre national de France (ONF) a été annoncée, lundi 13 juin, par la direction de Radio France. Le chef d’orchestre français sera « directeur musical désigné » à partir de septembre 2016 avant de prendre ses fonctions de directeur musical en septembre 2017, pour une période de trois ans renouvelable. Emmanuel Krivine succède au chef d’orchestre italien Daniele Gatti, directeur musical de l’ONF depuis 2008, qui a donné, jeudi 9 juin, son dernier concert, avant de partir pour un nouveau destin auprès du prestigieux Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, l’une des dix meilleures phalanges mondiales.

A 69 ans, le Français connaît le couronnement d’une carrière qui, si elle l’a amené à diriger de grands orchestres américains (Boston, Los Angeles, Toronto, Cleveland, New York), s’est notoirement cristallisée en Europe : Philharmonie de Berlin, orchestres londoniens, Concertgebouw d’Amsterdam, Orchestre de Paris, mais surtout l’Orchestre de chambre d’Europe et l’Orchestre français des Jeunes, dont il a été directeur musical, de même que de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg, de 2006 à 2015.

Une direction musicale musclée à Lyon

Emmanuel Krivine s’est fait connaître pour avoir métamorphosé l’Orchestre national de Lyon, vilain petit canard à réputation régionale en un cygne d’envergure internationale – non sans y laisser quelques plumes. Treize années passionnantes et passionnelles sous une direction musicale musclée (de 1987 à 2000, après deux années comme chef invité) qui vaudront à Krivine la reconnaissance du public et des institutions mais aussi une personnalité jugée raide et difficile. Ce qui lui coûtera sans doute, en 1998, de rater la succession de Semyon Bychkov à la tête de l’Orchestre de Paris.

Krivine a cependant mis de l’eau dans son vin. Sans perdre de son exigence. Il est vrai que le cousin du trotskiste Alain Krivine (député européen et fondateur de feue la Ligue communiste révolutionnaire, LCR) qui prône la remise en question comme « impératif de jouissance » a derrière lui quinze ans de psychanalyse. Un combat qui lui a permis d’en finir avec la baguette comme « ersatz d’un phallus postiche » et de trouver dans la « dévirilisation du métier de chef » une forme d’apaisement.

Une belle carrière de violoniste soliste

Né à Grenoble (Isère) le 7 mai 1947, Emmanuel Krivine n’a gardé que des souvenirs heureux de son enfance dans une famille d’intellectuels juifs – une mère polonaise, un père russe dont les « potes » étaient « ceux de la revue Esprit et de Vatican II ». Il deviendra violoniste par décret familial : primé du Conservatoire de Paris à 16 ans, ce virtuose de la génération des Augustin Dumay et Pierre Amoyal entame une belle carrière de soliste. Un accident de voiture, en 1981, en décide autrement : le léger handicap qu’il a gardé à la main gauche tranchera en faveur de la direction d’orchestre. Voilà résolu, par la force des choses, un choix devenu cornélien depuis que Pierre Vozlinsky, alors à la direction des services musicaux de Radio-France, a favorisé en 1975 le « passage à l’acte de [son] désir » en le faisant débuter avec l’Orchestre philharmonique de Radio France, dont il sera chef invité permanent de 1976 à 1983.

Verbe caustique, tempérament nerveux, goût de l’absolu, Emmanuel Krivine est un personnage qui ne fait pas l’unanimité malgré la séduction d’un savoureux mélange de gouaille et d’expression soutenue, d’un sens de la formule aigu et d’une brillante inventivité en matière de néologismes. Celui-ci par exemple : « Il faut que la musique s’androgynise », qu’il scande à l’envi, soucieux de signifier qu’il a non seulement renoncé au sadisme paternaliste du « Kapellmeister » mais entend battre en brèche l’organisation paramilitaire des grandes phalanges orchestrales, « victimes de la colonisation prussienne de l’interprétation ! ».

Anti maestro proclamé

Ainsi, l’anti maestro proclamé a-t-il pris le milieu musical à revers lorsqu’il a troqué sa défroque de mozartien nourri au biberon viennois (Karl Böhm, qui fut son mentor) pour se laisser peu à peu gagner par l’influence des Nikolaus Harnoncourt, John Eliot Gardiner ou Roger Norrington via des ensembles comme la Camerata de Salzbourg ou l’Orchestre de chambre d’Europe. Retour aux éditions originales, choix de tempos plus proches des indications du compositeur, organisation des effectifs en fonction des œuvres : en 2004, il saute le pas et créé la Chambre philharmonique, un orchestre sur instruments anciens, dont il dit que le rapport à la musique, fondé sur l’écoute, correspond davantage à l’homme et au musicien qu’il est devenu. C’est avec cet ensemble formé par cooptation et réuni six à sept fois par an sur la base d’une rémunération égalitaire entre chef et musiciens, qu’il a gravé pour Naïve en 2011 une intégrale des symphonies de Beethoven.

Ces caractéristiques plaident pour lui en ces temps où mobilité et flexibilité sont devenues incontournables. De même son goût pour la musique française (un pilier du répertoire de l’ONF) que Krivine dirige avec un hédonisme non dénué de panache. Sans oublier son immense connaissance du grand répertoire germanique ainsi que des œuvres « à fort potentiel de séduction auprès du public » (sans doute un effet de ce qu’il appelle son « tempérament tzigane »), entendez Tchaïkovski, Dvorak, Villa-Lobos…

Une sorte de Kurt Masur à la française

S’il ne possède pas l’étendue des états de service internationaux de Daniele Gatti (pilier des festivals de Bayreuth et de Salzbourg, des Philharmonies de Vienne et de Berlin), Krivine vient à point nommé cautériser une plaie périodiquement remise à vif par les tutelles et les musiciens : aucun orchestre français d’envergure n’est dirigé par un chef français depuis le départ de Jean Martinon, en 1973.

Cette nomination vient aussi inverser une tendance qui, ces dernières années, a valorisé la jeunesse – Mikko Franck au Philharmonique de Radio France, plus récemment Daniel Harding à l’Orchestre de Paris. D’autres chefs français plus jeunes eussent sans doute également pu entrer en lice pour le poste – Louis Langrée (55 ans), François-Xavier Roth (44 ans), Stéphane Denève (44 ans), Alain Altinoglu (40 ans) ou même, pourquoi pas, Lionel Bringuier (29 ans). Tous occupent des postes importants à l’étranger. Mais les musiciens du National réclamaient un « papa », une sorte de Kurt Masur à la française. Ils auront en tout cas un philosophe : « Tout ce qui se passe dans le geste artistique tient dans une vaine tentative de transcender notre condition, confessait Emmanuel Krivine dans un entretien au Monde en 2011. L’art est né pour ça. La religion aussi mais c’est un peu raté ! »