Hissène Habré : « Nos responsables n’ont pas voulu savoir ou ils ont préféré se taire »
Hissène Habré : « Nos responsables n’ont pas voulu savoir ou ils ont préféré se taire »
Propos recueillis par Olivier Piot (contributeur Le Monde Afrique)
Le colonel Dominique Monti était attaché de défense à N’Djamena dans les années 1980. Il revient sur sa mission et celle de la DGSE, très proche de la police politique de l’ex-dictateur tchadien.
Le colonel Dominique Monti, aujourd’hui âgé de 83 ans, est retraité de l’armée française. Attaché de défense et chef de la MAM (Mission d’assistance militaire) à N’Djamena de 1983 à 1986, il a été la cheville ouvrière du déploiement au Tchad des opérations militaires françaises « Manta » et « Epervier », en soutien au régime d’Hissène Habré. Absorbé par l’urgence de ses responsabilités « purement militaires » et « opérationnelles », Dominique Monti assure ne pas avoir pris conscience, à l’époque, de l’ampleur des exactions commises par le régime d’Habré.
Le rapport de Human Rights Watch souligne la proximité et la collaboration régulière entre les services français et la police politique d’Hissène Habré, la DDS. Cette proximité vous surprend-elle ?
Dominique Monti : Non, elle est normale et s’inscrit dans le cadre de la coopération entre la France et le Tchad à cette époque. S’agissant de la DGSE (la Direction générale de la sécurité extérieure), les missions de ses agents ont été nombreuses au Tchad lorsque j’y étais. Dès 1983, des « groupes action » furent chargés de la formation de certains spécialistes militaires tchadiens, dont ceux de Garde présidentielle (GP) du président Habré. Ces missions étaient ciblées et temporaires. S’agissant de la mission de renseignement de la DGSE, elle a débuté au Tchad bien avant 1982 et est resté constante pendant toute la période où Habré était au pouvoir. Dans ce domaine, il est évident que la DGSE avait des relations étroites avec la DDS d’Habré.
Le procès d’Habré à Dakar a mis en évidence sa responsabilité et celle de la DDS dans la pratique systématique de torture dans les prisons tchadiennes. Les agents de la DGSE au Tchad pouvaient-ils ignorer ces exactions ?
La DGSE est une structure très organisée et rigoureuse. Chaque agent de terrain effectue les missions qu’on lui fixe et en rend compte systématiquement à ses supérieurs. C’est la règle dans la « maison ». L’un des rôles de la DGSE était d’assister la DDS dans son travail de renseignement. Dans ce contexte, les agents de la DGSE ont forcément formé et assisté des agents de la DDS. Qu’est-ce qu’ils ont vu et appris dans le cadre de cette mission ? C’est à eux de vous le dire.
Les techniques d’interrogatoire faisaient-elles partie des formations dispensées par la DGSE à la DDS ?
Sans doute. Je n’ai jamais eu accès au détail de ces formations, mais il me paraît légitime de présumer, vu le contexte de guerre, que ces techniques étaient aussi au programme de l’assistance que la DGSE apportait à la DDS. En situation de guerre, les interrogatoires de personnes dont on suppose qu’elles peuvent détenir des renseignements importants, voire stratégiques, sont une des techniques de renseignement. Après, tout dépend de l’éthique personnelle, des valeurs humaines et de la culture des personnels chargés de les appliquer. Mais quel que soit le cas de figure, croyez-vous que l’on puisse obtenir ce genre de renseignements avec des méthodes angéliques ? Dois-je rappeler que la France a elle aussi eu recours à des techniques musclées d’interrogatoire pendant la guerre d’Algérie ?
A l’ambassade, votre bureau jouxtait celui de l’agent local de la DGSE. Vous a-t-il informé des pratiques de la DDS ?
En théorie, le responsable DGSE de l’ambassade devait rendre compte à l’ambassadeur. Mais une grande partie de ce qu’il faisait avec ses agents et ses sources était, par définition, discret et confidentiel, contrairement à mes propres missions militaires qui impliquaient de nombreuses personnes. Il est tout à fait possible que le cadre DGSE de l’ambassade n’ait pas tout dit à l’ambassadeur de ce qu’il savait de la situation dans les prisons.
Vous-même, par vos propres sources ou par la DGSE, avez-vous eu des informations sur les pratiques de tortures dans les prisons d’Habré ?
Non. Mon rôle était purement dédié à l’opérationnel militaire et à la formation des cadres militaires tchadiens. Il m’arrivait de faire aussi du renseignement, mais pas sur cette question. Cela étant, ne soyons pas naïfs : tous ceux qui avaient, à cette époque, des responsabilités au Tchad se doutaient que la situation dans les prisons tchadiennes étaient très difficile. Ces lieux de détention n’étaient pas confiés à des fonctionnaires formés et tranquilles, comme c’est le cas chez nous. Les gardiens étaient des combattants nordistes – de l’ethnie des Goranes notamment, celle d’Habré –, meurtris par la guerre et ses tragédies. Ces hommes, comme la plupart des soldats tchadiens, vivaient sur une autre planète que la nôtre. Ils étaient en survie permanente, embarqués dans une logique guerrière depuis des années. Ils avaient donc des réactions de rage et de violence, voire de vengeance. Ces comportements sont certes condamnables, mais ils traduisent la culture de ce pays et la guerre, dure et implacable, qu’il a traversée. Dans ce genre de situation extrême, toutes les dérives sont possibles.
Jamais il ne vous est venu à l’idée de faire part à vos supérieurs de vos doutes ou de vos craintes à propos de la situation dans les prisons ?
Ce n’était pas mon rôle. Et encore une fois, je me suis douté, bien sûr, comme d’autres, des mauvais traitements que devaient subir les personnes incarcérées, mais je n’ai jamais eu de détails précis à transmettre. Les Tchadiens n’ouvraient pas leurs prisons aux militaires français ! La DDS non plus ! Il m’est arrivé d’en parler de façon informelle avec un ou deux cadres militaires ou des collègues de l’ambassade. N’oubliez pas qu’au Tchad, à cette époque, la mort faisait partie de notre quotidien, y compris à N’Djamena où des cadavres flottaient tous les jours sur les eaux du fleuve Chari…
La justice africaine vient de condamner Habré pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et de viols. On évoque près de 40 000 victimes. Avec tous ses services sur place (armée, coopération civile et militaire, DGSE, mercenaires, diplomates), Paris pouvait-il ignorer ces exactions massives ?
Je ne sais pas ce que nos responsables à Paris savaient. La seule chose que je puis confirmer, c’est qu’effectivement, l’Etat français avait, à cette époque, une multitude de sources d’informations au Tchad. Lors des exactions au Sud, par exemple, en 1984, nous parlions entre nous de 2000 à 3 000 morts. Mais 40 000, c’est juste incroyable ! Alors si l’ampleur – qui personnellement me surprend – des horreurs qui viennent d’être jugées à Dakar est la vérité, il n’y a que deux explications : soit nos responsables n’ont pas voulu savoir, soit ils ont préféré se taire.