Tariq Ali : « Rudyard Kipling est le plus doué de tous les conteurs de l’Empire »
Tariq Ali : « Rudyard Kipling est le plus doué de tous les conteurs de l’Empire »
Par Florence Noiville
L’essayiste et romancier britannique a été nourri de Kipling sur les bancs de l’école. Il nous parle de « The Finest Story in the World » publié dans la collection « Les nouvelles bilingues du “Monde” ».
Portrait de Rudyard Kipling peint par John Collier en 1891. | JOHN COLLIER
Ils ont vécu dans la même ville. A Lahore – jadis en Inde, aujourd’hui au Pakistan –, près des jardins de Shalimar. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle l’écrivain britannique d’origine pakistanaise Tariq Ali aime tant Rudyard Kipling. « Il fut, dit-il, le plus doué de tous les conteurs de l’Empire. Bien plus que George Orwell, dont les descriptions des cruautés coloniales en Birmanie sont politiquement plus acceptables, mais ne tiennent pas la route d’un point de vue littéraire. »
Essayiste, cinéaste et grande figure de la gauche antilibérale anglaise depuis les années 1960, Tariq Ali est aussi romancier, auteur de deux cycles romanesques dont Le Quintet de l’islam, chez Sabine Wespieser Editeur. Il fait remarquer que l’œuvre de Kipling, jamais épuisée, continue de susciter la controverse. Quatre-vingts ans après sa mort, en 1936, la critique reste divisée.
L’auteur de Kim (1901) et du Livre de la jungle (1894) a toujours été un chantre de l’impérialisme, obsédé par les guerres, explique Ali. « Son œuvre est pleine d’histoires de soldats – Mulvaney, Learoyd, Ortheris. Alors que dans les cercles qu’il fréquente, les clubs réservés aux Blancs, on se moque des conditions de vie des petits Blancs de l’Inde, lui, Kipling, s’en fait l’historien attitré. Il chronique méticuleusement leur quotidien, leur manière de parler, il recrée leurs espoirs et leurs peurs dans une langue qu’ils comprennent. Avant lui, cela ne s’était jamais fait… »
Indécrottable impérialiste
Certes, l’homme restera jusqu’à sa mort un indécrottable impérialiste. « Mais le fait d’abhorrer ses options politiques n’empêche pas de saluer sa poésie et ses nouvelles », conclut Tariq Ali qui, comme des millions d’anciens sujets de Sa Majesté, aura été abondamment nourri de Kipling sur les bancs de l’école.
Située en Angleterre, The Finest Story in the World (1891) est néanmoins atypique dans l’œuvre de Kipling. L’intrigue se passe dans le nord de Londres. Le narrateur rencontre un jeune employé de banque qui lui décrit par le menu l’histoire qu’il voudrait écrire. Une histoire formidable quand il en parle mais qui perd toute sa magie lorsqu’il la couche sur le papier…
« Un écrivain établi rencontre son double. Lui-même en plus jeune. Qu’est-ce que Kipling veut nous dire ?, s’interroge Ali. S’efforce-t-il de fixer des règles d’écriture valant pour les écrivains et les critiques ? Est-ce un retour du refoulé ? Au milieu du texte, Kipling découvre une chose qui le surprend. Ses deux personnages, le narrateur et l’employé de banque, ne sont pas d’accord sur la couleur de cheveux d’un troisième. Et Kipling note : “Je venais de découvrir le principe entier sur lequel est basée cette demi-mémoire que l’on appelle faussement imagination”. »
« Devenir “un bon anglais” »
La mémoire et sa recréation par la fiction. Voilà ce qui est au centre de cette nouvelle. « Plus tard, remarque Tariq Ali, Borges reprendra la phrase de Kipling en la raffinant un peu plus : “A cet instant, je venais de découvrir les principes de cette mémoire imparfaite que l’on appelle l’imagination”. »
Cela jette-t-il une lumière nouvelle sur l’histoire ? Cela nous éclaire en tout cas sur la relation de Kipling avec son propre passé. Lorsque ses parents l’envoyèrent en Angleterre à l’âge de 6 ans, qu’il quitta l’Inde et se retrouva dans une famille de fondamentalistes chrétiens où la femme l’humiliait et le battait.
« Tout ça pour devenir un “bon Anglais”, soupire Ali. Ses parents étaient pourtant cultivés, artistes. Son père, John Lockwood Kipling, est même celui auquel Lahore doit son musée. Mais à l’époque, c’était la coutume. On avait peur de l’Inde, de ses gens, de ses grands espaces, de ses montagnes. Peur que ses croyances et ses mystères ne déteignent sur les petits Anglais. » Pourtant, au fin fond du Devon, le jeune Kipling, lui, ne rêvait que d’une chose : repartir. L’Inde le hantait. En souvenir comme en imagination.
« The Finest Story in the World » de Rudyard Kipling, vol. 6, en kiosques le 21 juillet.