Ditte Jakobsen promène Marcel ­Canac et Denise Vergnaud, à Capbreton, dans les Landes. | AN LALEMENT PHOTOGRAPHY

Le picotement du vent, frisquet, sur la peau. Puis le salut jovial d’un voisin, bientôt couvert par les cris d’une troupe d’enfants en sortie scolaire. Et plus loin, délicieuse, l’odeur de la pluie sur l’herbe jaunie. Denise Vergnaud et Marcel Canac savourent tout cela, sur le siège avant du triporteur. Avec un sentiment de renaître au monde.

Les deux nonagénaires ne sont pourtant qu’à trois rues de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) qui les héberge, à Rezé (Loire-Atlantique), tout près de Nantes. Derrière eux, Jane Nielsen pédale sans effort ni hâte, surtout, offrant à ses passagers la balade que leurs jambes ne permettent plus, et tout le loisir de commenter le paysage qui défile au ralenti. Lui : « Tout ça, c’était des prés, avant… » Elle : « On dirait que ça va se lever, le temps, ça s’éclaircit. » Casquette des jours de crachin sur le crâne, Marcel, qui a « bien gagné sa croûte » comme docker au port de Nantes, en profitera pour raconter son « premier vélo pour le certif », les vacances à deux-roues « d’avant la deudeuche », à l’oreille défaillante de Denise, tout sourire et foulard fleuri.

« Les Vieux de la vieille » en version danoise

Depuis six mois, une quinzaine de bénévoles de l’association A vélo sans âge se relaient au guidon d’un triporteur à assistance électrique pour mener en ville ou en bord de Loire ceux qui, à la maison de retraite, peinent ou rechignent à s’extraire de leur chambre. Une petite évasion, un Les Vieux de la vieille en version originale danoise. Car l’idée a été importée en France, au printemps 2015, par Ditte Jakobsen, compatriote de Jane Nielsen, toutes deux originaires du Danemark.

Ditte vit à Capbreton, dans les Landes. Mariée à un Néerlandais, elle qui a pour habitude de convoyer ses enfants en triporteur découvre dans un magazine de son pays natal l’existence de Cycling Without Age. « Le créateur de l’association, dit-elle, passait chaque matin à vélo devant une maison de retraite et voyait le même vieux monsieur sur un banc, qui ne sortait plus mais aimait être au grand air. Il a loué un triporteur et est allé proposer aux résidents de faire un tour. » On est en 2013, le succès est immédiat. A Capbreton, Ditte, « un peu naïve », tente deux ans plus tard la même incursion en terre de quatrième âge avec le pousse-pousse familial. On la boute hors de l’établissement. Que n’a-t-elle préalablement sollicité un rendez-vous avec le directeur ! « Cela m’a demandé un peu plus de temps, et de papiers, et de réponses aux questions sur la sécurité de l’engin qu’à Copenhague… », sourit-elle aujourd’hui.

Focaliser sur les petits plaisirs

Car depuis 2015, A vélo sans age, son association jumelle de Cycling Without Age, a ouvert quatre antennes en France, dont celle de Rezé que porte l’enthousiasme de Christine Coutant, l’adjointe au maire chargée des personnes âgées et de la santé. Son obsession ? Eviter les Ehpad mouroirs. Car les efforts déployés pour le maintien à domicile ont pour revers l’arrivée de plus en plus tardive dans les établissements. Moyenne d’âge : 82 ans. Durée moyenne de séjour ? Trois ans et demi. Ces chiffres, qu’elle n’a guère envie de voir cités, la convainquent de moins focaliser sur la sécurité, davantage sur les petits plaisirs d’une vie qui ne tient qu’à un fil.

Retour à l’Ehpad, même si Denise, à moins de 100 mètres, ne « remet pas où on est ». Elle et son compagnon de voyage débarquent précautionneusement du pousse-pousse rutilant, cornaqués par la psychomotricienne, Françoise Le Borgne. Marcel a tôt fait de rejoindre son fauteuil et sa compagnie féminine préférés dans la grande salle commune, sur fond sonore télévisé. Denise, elle, s’attarde. « Ben ce coup-ci, il a parlé, le Marcel, parce qu’il est pas toujours commode, glisse-t-elle. J’aime ça, le triporteur, ça change un peu d’ici. »

« Cela les garde dans le monde vivant »

Se mettre debout, monter, descendre, lever la jambe. Avoir une motivation pour sortir de sa chambre et de l’établissement. Une activité de plein air sans fatigue ni douleurs. Retrouver un échange, des sensations. Revoir la mer, le fleuve ou son ancien quartier. Redevenir visibles. Voilà qui fait un bien fou. La poignée de main que reçoit Jane, au démarrage, se transforme invariablement en bisou final. Les visages des plus mutiques disent les mots qui sont partis. « Cela les garde dans le monde vivant », observe simplement Mme Le Borgne.

Au Danemark, cette initiative citoyenne a connu le destin des idées de bon sens. Elle a rapidement essaimé dans la moitié des 98 communes du pays, qui se sont dotées de triporteurs, ensuite prêtés aux foyers de retraités. Un logiciel tout neuf fait désormais coïncider demandes de sortie et disponibilités des bénévoles. Puis une vingtaine de pays ont été conquis. En France, le bon sens se heurte aux restrictions budgétaires. Les bénévoles affluent plus rapidement que l’argent nécessaire à l’achat des vélos (danois, de marque Christiania, négociés à 5 000 euros).

Les Ehpad, pas plus que les communes, ne pouvant se permettre ce genre de fantaisies, si salvatrices soient-elles, il faut se tourner vers les fondations privées, la politique de la ville, espérer un miracle participatif – une levée de fonds est en cours sur HelloAsso. Même la contribution minime demandée à l’année (10 euros par résident), pour les assurances, pose problème. « A Nantes, après un test avec nous l’automne prochain, six Ehpad pourraient effectuer un achat groupé », espère Jane. Pour elle, en France comme au Danemark, les plus âgés ont « le droit au vent dans les cheveux ».