C’est l’histoire d’un lobbyiste américain aux clients multiples. Après Mobutu, Siad Barré, et Savimbi, Paul Manafort roule aujourd’hui pour Donald Trump. Cravate serrée et toujours en parfait costume, le nouveau directeur de campagne du candidat républicain à l’élection présidentielle multiplie les apparitions à la télévision pour le défendre. Mais c’est à travers le cabinet de lobbying qu’il a cofondé, Black, Manafort, Stone and Kelly (BMS & K), qu’il s’est fait connaître dans les années 1980.

Nous sommes en 1989. Riva Levinson, 28 ans, sortie de l’université et embauchée par BMS & K dans la foulée, est dans le bureau de Paul Manafort. Celui-ci lui explique que le président somalien, Siad Barre, au pouvoir depuis 1969, est prêt à signer avec la firme.

« Est-on sûr qu’on veut ce type [Siad Barre] comme un de nos clients ?
Riva, on sait tous que Barre est un sale type, mais c’est notre sale type. »

Estomaquée, Riva Levinson ne pipe mot et s’exécute. Siad Barre n’est pas le seul président controversé pour lequel le « spin doctor » loue ses services.

Parmi les clients du communiquant, on retrouve nombre d’autocrates et autres leaders africains controversés : Mobutu Sese Seko au Zaïre, Jonas Savimbi en Angola, Siad Barre en Somalie, Ibrahim Babangida au Nigeria, Daniel Moi au Kenya, et Teodoro Obiang en Guinée équatoriale ont tous été conseillés par Paul Manafort et sa firme.

« Les alliés des Etats-Unis et ceux qui voulaient le devenir étaient tous prêts à payer beaucoup d’argent à notre firme pour qu’on les aide à Washington », raconte Riva Levinson au Monde Afrique.

« C’était l’époque où Ronald Reagan avait demandé quelques mois auparavant à Gorbatchev d’abattre le mur [de Berlin]. C’était une époque de transition, et beaucoup de pays autour du monde cherchaient à se ranger derrière les Etats-Unis contre les Soviétiques. »

L’argent comme moteur

Dans ce contexte de fin de guerre froide, Paul Manafort, 40 ans en 1989, multiplie les affaires avec des régimes pas toujours fréquentables. « Ceux qui travaillaient au Congrès appelaient ce genre de cabinets les « firmes de voyou », celles qui faisaient du lobby pour tous les despotes diaboliques », explique Peggy McCormack, qui a travaillé pour le député démocrate Mervyn Dymally, président du sous-comité aux affaires africaines entre 1991 et 1992. Mais le plus important pour comprendre le fonctionnement de ces firmes est la valeur du gain. »

De l’argent, Paul Manafort en a beaucoup gagné en Afrique. Le contrat avec Siad Barre, président despote de la Somalie entre 1969 et 1991 qui a plongé le pays dans la guerre civile, doit rapporter un million de dollars par an au cabinet de Manafort. En cette fin juillet 1989, Riva Levinson et son collègue John Donaldson doivent rapporter en guise d’acompte à la signature du contrat 250 000 dollars en liquide de Mogadiscio.

Mais rien ne se passe comme prévu. Siad Barre est trop occupé à combattre les rebelles aux portes de la capitale pour recevoir les lobbyistes américains, et les deux employés de la société repartent bredouilles de Mogadiscio. Dans son livre Choosing my Hero : My Improbable Journey and the Rise of Africa’s First Woman President (Ed. Kiwai Media, 2016), Riva Levinson raconte cette mission. Elle explique aussi comment Paul Manafort conçoit son business :

« Pour des gens comme lui, le monde est un énorme jeu de Stratego, et ils jouent pour gagner. Les conséquences sont secondaires. Manafort nous a envoyé, John et moi, courir après la lune avec cette mission totalement inutile [en Somalie], une mission qui aurait pu nous tuer tous les deux, et il l’a fait simplement parce qu’il le pouvait. »

« Rien de tout ça n’était caché »

La même année, en 1989, le président du Zaïre, Mobutu Sese Keko, entend parler des relations de Paul Manafort et de sa firme. Il signe en juillet un contrat avec BMS & K, également pour 1 million de dollars annuels. A l’occasion d’une visite aux Etats-Unis, le président zaïrois balaie dans le New York Times les accusations d’atteintes aux droits de l’homme, se réfugiant derrière ses relations au Capitole : « Je suis ici pour voir 200 membres du Congrès – j’ai un bon dossier ».

Mobutu, dictateur en son pays, peut se permettre de pavaner en toute impunité à Washington, toque léopard sur la tête et son éternelle canne en main : les relations qu’entretient Paul Manafort et sa firme avec l’intelligentsia de Washington lui assurent de confortables revenus. Lorsqu’une quarantaine de députés démocrates s’offusquent du montant que les Etats-Unis allouent au Zaïre (3 millions de dollars d’aide militaire et 60 millions d’aide économique en 1990), le président zaïrois crie à l’ingérence, et balaie une seconde fois toute critique.

« C’est comme ça que les choses marchaient, et rien de tout ça n’était caché », continue Peggy McCormack. En 1989, George Bush est élu, et son premier invité à la Maison Blanche est Mobutu Sese Keko. Bush salue « l’un des plus vieux alliés des Etats-Unis », « l’un des hommes d’état africains les plus expérimentés », et déclare à la presse que « les Etats-Unis continueront d’aider l’effort » zaïrois.

Facilitateur pour l’UNITA angolaise

Pour les Etats-Unis, le Zaïre est un moyen de soutenir la rébellion angolaise voisine, en y faisant transiter des armes. Depuis 1975, une guerre civile oppose le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), le parti au pouvoir, à l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA), le groupe rebelle de Jonas Savimbi. Encore une fois, c’est le cabinet Black, Manafort, Kelly & Stone qui devient porte-voix de Jonas Savimbi à Washington.

Le rapport « The Torturers’Lobby : How Human Rights-Abusing Nations Are Represented in Washington », publié en 1993 par le Center for Public Integrity, conglomérat de journalistes américains d’investigation, détaille le contrat signé en 1985 entre l’UNITA de Jonas Savimbi et la firme de Paul Manafort. Pour 600 000 dollars annuels, BMS & K s’engage à « participer au développement d’une stratégie pour attirer l’aide étrangère, travailler à l’augmentation de la couverture médiatique favorable à UNITA et dérivés dans les médias des Etats-Unis, et empêcher toute mauvaise presse dans le domaine du possible ».

« Manafort était un facilitateur pour l’UNITA, il était le moyen pour Jonas Savimbi de venir à Washington et rencontrer les acteurs clés de l’administration américaine de l’époque, explique, au téléphone depuis San Fransisco, George Wright, historien et spécialiste de l’Angola. C’est grâce à l’influence de gens comme Manafort que Ronald Reagan a appelé les rebelles de l’UNITA les « freedom fighters », les combattants de la liberté. »

Réapparition aux côtés du candidat républicain

En 1996, Riva Levinson est au palais présidentiel de Malabo, en Guinée Equatoriale. Elle doit conseiller Teodoro Obiang, arrivé à la tête du pays en 1979 par un putsch contre son oncle, et aujourd’hui toujours au pouvoir. « Ce n’est pas ce que j’avais imaginé ou espéré faire [de ma carrière] que devenir l’accompagnatrice personnelle d’un homme fort d’Afrique, devant convaincre le monde que la démocratie avait pris place dans cet Etat minuscule, à la population appauvrie mais riche de ses ressources pétrolifères, raconte-elle dans son livre. Mais c’est ce que je faisais pour BMS & K. » Le montant du contrat n’est pas connu.

Aux Etats-Unis, Paul Manafort s’est illustré auprès des présidents Gerald Ford (1974-1977), Ronald Reagan (1981-1989) et George H. W. Bush (1989-1993) lors de leur accession à la Maison Blanche. Plus de trente ans après, il réapparaît dans la vie politique américaine, aux côtés cette fois-ci du candidat républicain Donald Trump.

John McCain, candidat républicain malheureux à l’élection présidentielle de 2008, avait lui aussi envisagé de faire appel aux services de Paul Manafort pour prendre la tête de sa campagne. Mais malgré le carnet d’adresses du lobbyiste, McCain s’était finalement ravisé. Les liaisons dangereuses de Paul Manafort lui avaient fait peur.