La souveraineté au cœur de la contestation des jeunesses africaines
La souveraineté au cœur de la contestation des jeunesses africaines
Par Hamidou Anne (chroniqueur Le Monde Afrique)
Notre chroniqueur analyse l’émergence d’une pensée critique au sein des mouvements citoyens contre la mainmise des multinationales sur les Etats du continent avec l’appui d’élites politiques corrompues.
Dans plusieurs pays africains, l’opposition institutionnelle est soit muselée, soit discréditée, soit encore dépassée à force de ne jamais renouveler son personnel ni ses idées. Or une nouvelle « opposition » émerge, née de cette absence d’alternative politique crédible face à des régimes qui se sclérosent. Voilà ce que Y’en a marre (Sénégal), Balai citoyen (ou Cibal, Burkina Faso), Filimbi ou la Lucha (Congo-Kinshasa) représentent pour l’Afrique actuelle.
La jeunesse de culture urbaine s’est structurée dans plusieurs pays comme une force sociale. Elle s’érige en agrégateur du ras-le-bol collectif des populations désireuses de profonds changements de leurs conditions de vie.
L’expérience de révoltes citoyennes victorieuses au Sénégal, au Burkina Faso et au Maghreb, doit pousser les élites politiques traditionnelles à se rendre à l’évidence d’être appelées à cohabiter avec une nouvelle force citoyenne. Celle-ci puise sa légitimité de la rue, cet espace urbain où se forgent les espoirs très vite déçus d’une jeunesse malmenée par la précarité, le chômage, l’incertitude.
Les figures de ces mouvements d’un type nouveau, issus pour la majorité d’entre eux du hip-hop, intègrent et traduisent en discours le vécu de millions de leurs concitoyens. On est en face donc d’une nouvelle conscience citoyenne appelée à demeurer dans le paysage politique par la contestation et la dénonciation fréquentes de la gouvernance scandaleuse.
L’illusion d’une mondialisation ouverte
Mais il y a un angle de lecture souvent négligé et pourtant crucial quand on s’intéresse à ces mouvements. Il s’agit du retour sur le devant de la scène politique de la question souverainiste, qui avait en effet disparu depuis plus de trente ans des plateformes des grands appareils politiques englués dans un discours ambiant sur la mondialisation et son ouverture totale. Hormis quelques groupuscules très confidentiels ou encore certains milieux d’extrême gauche, le débat sur la souveraineté a disparu, laissant place d’abord à la sempiternelle question de la lutte contre la pauvreté, puis celle, dorénavant à la mode, de l’émergence.
Récemment, une dense production culturelle repose cette question de la souveraineté politique des pays d’Afrique. L’exigence d’être eux-mêmes, de structurer leur schéma de pensée, d’écrire enfin leur propre histoire et de dessiner la trajectoire de leur futur. Cette urgence pour l’Afrique de « nommer sa contemporanéité », d’être enfin maîtresse de son présent et de son futur. Comme en témoignent l’essai Afrotopia, du Sénégalais Felwine Sarr, ou encore les films des réalisatrices sénégalaise Rama Thiaw et tunisienne Hind Meddeb.
D’ailleurs, à travers l’opus Revolution won’t be televised, Rama Thiaw a voulu mettre en exergue le combat du mouvement Y’en a marre pour la préservation de la démocratie au Sénégal face aux assauts d’Abdoulaye Wade. Mais, dans leurs discours, les deux personnages du film (les rappeurs Thiat et Kilifeu du groupe Keur Gui) convoquent constamment l’héritage de Thomas Sankara, qu’ils érigent en modèle. Ils évoquent l’urgence d’une véritable indépendance face aux institutions internationales et aux pays occidentaux afin de purger le paternalisme que subit souvent l’Afrique, parfois avec la complicité coupable de ses élites.
Quant au travail de la Hind Meddeb, il montre des acteurs de la culture urbaine qui rejettent simultanément le défunt régime Ben Ali, les islamistes d’Ennahda et l’ingérence étrangère. Leur discours fait écho à une volonté de résister contre une multiplicité d’acteurs politiques corrompus et conservateurs à travers une souveraineté totale qui n’est pas inféodée à la France, à la Chine ou au Qatar…
Contre toute forme d’ingérence
C’est cette ligne nouvelle, à rebours de toutes filiations politiques externes, qu’il faut savoir construire dans un continent très jeune, dont la majorité des habitants n’a connu ni la colonisation ni la période des indépendances.
Discours et actions contre les multinationales et leurs écarts avec le fisc ou encore les grandes entreprises occidentales et chinoises à qui sont confiés les secteurs clés de nos économies sont désormais courants.
Le soutien des puissances occidentales pour des dirigeants qui s’éternisent au pouvoir au mépris de l’essence de la démocratie est aussi systématiquement dénoncé par une frange de la jeunesse.
Mais les Cibal au Burkina Faso, les Y’en a marre au Sénégal, la Lucha en République démocratique du Congo) ne sont pas seulement dans la dénonciation. Ils formulent avec plus ou moins de précision et de consistance idéologique un vrai projet souverainiste qui se veut soucieux des intérêts des populations africaines que des décennies de politique ont martyrisées. Ainsi, aujourd’hui, une lame de fond existe pour ce souverainisme en Afrique qui n’est définie ni par la gauche ni la droite et qui sort de la rengaine panafricaniste sans projet concret et souvent puéril.
Les prémices de ce souverainisme issues des entrailles des peuples d’Afrique happés, pour nombre d’entre eux, par une misère insoutenable doivent se structurer et se généraliser afin d’agir sur le sens commun africain. Depuis trop longtemps, nous célébrons des fêtes d’indépendance en grande pompe tout en versant dans une servitude quotidienne volontaire.
Alors, si les mouvements citoyens, portés par la jeunesse, permettent de reposer la question abandonnée du sens de la souveraineté et de l’indépendance, un grand pas sera franchi. En attendant, il faut que ces mouvements veuillent du pouvoir, se préparent à l’obtenir et à l’exercer pour asseoir de réelles transformations qui ne figurent pas dans l’agenda de notre classe politique sclérosée et interchangeable.