Ali Sari, porte-parole du Comité de soutien aux étudiants emprisonnés en Turquie. | DR

Persécutés par les autorités, des étudiants et professeurs d’université turcs accusés d’avoir des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie) ont quitté leur pays et se sont réfugiés en France. Esmeray Yogun était professeure à l’université de Toros, près de Mersin. Elle a fui la Turquie en août pour échapper à la répression lancée par le président Recep Tayyip Erdogan, à la suite du coup d’Etat manqué du 15 juillet. Elle est aussi porte-parole de l’association Academics for Peace, qui vient en aide aux universitaires turcs persécutés.

Le 10 janvier 2016, l’organisation avait lancé une pétition avec un collectif d’universitaires originaires de toute la Turquie, « We will not be a party of this crime » (« Nous ne serons pas complices de ce crime »). « Cet appel nous a paru absolument nécessaire, nous ne pouvions pas rester silencieux face à tout ce qui se passait, explique Esmeray Yogun. La répression des populations kurdes et de leurs soutiens n’est pas nouvelle, mais elle a pris récemment des proportions considérables. Les événements de juillet ont permis au gouvernement d’accélérer les choses. Les exécutions sommaires, la torture et les mauvais traitements sont devenus courants. »

Depuis la tentative de putsch – que Mme Yogun préfère qualifier de « faux coup d’Etat monté de toutes pièces » –, plus de 28 000 professeurs, tous niveaux confondus, ont été renvoyés, soupçonnés de liens avec les rebelles kurdes ou la confrérie de l’ex-prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’être l’instigateur du putsch avorté. « Et 10 000 enseignants conciliants avec le régime ont déjà été engagés », affirme-t-elle. Les professeurs licenciés auraient tous appris leur renvoi… par SMS. « C’est hallucinant !, s’exclame-t-elle. Le matin, un collègue vous appelle et vous dit : “J’ai reçu un SMS du ministère de l’éducation. Je ne vais pas travailler aujourd’hui. Apparemment, je suis licencié.” »

Esmeray Yogun dit avoir reçu comme beaucoup des menaces à cause de son engagement politique. « C’est devenu presque normal là-bas, si tu ne te tais pas à propos de ce que tu vois autour de toi, raconte-t-elle. Une fois, j’ai retrouvé ma voiture vandalisée dans mon parking. Ils avaient rempli l’intérieur de sang ou de peinture rouge et inscrit sur le pare-brise “On ne te laissera pas vivre”. J’ai retrouvé des messages similaires peints sur la porte de mon appartement et j’ai reçu un nombre incalculable de menaces de morts par SMS et sur les réseaux sociaux. » Après l’arrestation de nombreux de ses collègues dont elle est restée sans nouvelles, elle a décidé de fuir.

Menaces et arrestations arbitraires

Les étudiants aussi font l’objet de menaces et d’arrestations arbitraires. Ali Sari a 24 ans. Titulaire d’une bourse en France, où il effectue une recherche sur le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il a quitté la Turquie depuis plusieurs mois, mais est toujours en contact avec ceux qui y sont restés. Sous le coup d’un mandat d’arrêt, il ne peut pas rentrer chez lui.

Le comité dont il fait office de porte-parole, avec l’étudiante Tebessum Yilmaz, s’est donné pour mission de sensibiliser la communauté internationale à la situation que subissent les étudiants dans son pays à partir du moment où ils sont classés « ennemis du régime », voire « terroristes ».

« Il y a environ un an et demi, une grosse opération policière a eu lieu dans quatre universités du pays, se souvient-il. Dix étudiants ont été placés en garde à vue à cause de leur appartenance présumée au PKK ou à tout autre mouvement opposé au parti d’Erdogan. Trois d’entre eux ont pu s’échapper, mais les sept autres sont toujours incarcérés. En août 2015, on a alors décidé de créer une association pour venir en aide à ces étudiants emprisonnés en mobilisant un réseau de solidarité avec des avocats, des chercheurs et des journalistes. »

Que deviennent les étudiants emprisonnés ? « Ils sont incarcérés pendant un an ou deux, puis ils sont relâchés, mais c’est souvent suffisant pour les empêcher de poursuivre leurs études correctement, soutient Ali Sari. A un degré moindre, les étudiants qui fréquentent les étudiants kurdes sont tout simplement renvoyés des universités. »

Le régime, accuse-t-il, « cible surtout les étudiants les plus brillants. Ils sont dangereux pour Erdogan, car ils sont susceptibles de dénoncer ses pratiques et d’être entendus ». Et de citer l’exemple de deux étudiants, Hega Türk et Gagri Kurt, arrêtés en février, « recalés à leurs examens finaux parce que leur présence à l’université était requise et qu’ils étaient en prison à ce moment-là ».

« 400 étudiants en prison »

Ali Sari dénonce surtout les conditions d’incarcération, « qui donnent l’impression d’être revenus dans les années 1990 » : isolement pendant des semaines, enfermement dans des cellules « minuscules », tortures à coups de décharges électriques, menaces de viol permanentes pour les étudiantes en garde à vue…

Les dérives du régime, signale-t-il, vont parfois beaucoup plus loin. Un étudiant kurde, Cihan Kahraman, aurait été brûlé vif dans une cave par l’armée turque alors qu’il essayait d’échapper aux forces de l’ordre. Ali Sari évoque encore la mort d’un lycéen, abattu par la police lors d’une manifestation au moment du couvre-feu.

« Il y a près de 400 étudiants dans les prisons turques en ce moment, précise-t-il. Le procureur a récemment requis dix mois de prison à l’encontre de 45 étudiants de l’université technique du Moyen-Orient qui avaient protesté contre la venue du président Erdogan sur leur campus. » Mais une simple insulte peut aussi mener en détention : « Gizem Yerik était une amie étudiant à l’université de Bursa Uludag et membre de l’association Feminist for Peace, raconte M. Sari. Ils sont venus la chercher en salle de classe et elle a été emprisonnée six mois sous prétexte d’avoir insulté M. Erdogan. Elle n’a pu voir ni avocat ni famille jusqu’à l’ouverture de son procès, où elle a pu sortir en liberté conditionnelle avec une peine de quatre ans et neuf mois de prison avec sursis. »

En mai, déjà, avant le coup d’Etat, les Nations unies avaient publié un rapport s’inquiétant d’informations « alarmantes » sur des violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité et militaires turques dans le sud-est du pays. « Certains journalistes se penchent aussi là-dessus. Il y a des preuves, mais, pour des raisons diplomatiques, la communauté internationale est en train de laisser une dérive devenir la norme », regrette Ali Sari. Esmeray Yogun renchérit : « La communauté internationale est conciliante et ferme les yeux sur ce qui se passe. »