Les « digital natives » changent l’entreprise
Les « digital natives » changent l’entreprise
Par Valérie Segond
La jeune génération impose ses propres codes au travail et oblige à repenser l’organisation et le management.
Née entre 1980 et le milieu des années 1990, la Génération Y a grandi avec Internet et les réseaux sociaux. | YASMINE GATEAU
Partout, se pose le même problème, indique la DRH du Groupe Canal+ de 2005 à 2015, Sophie Guieysse. Comment renouveler les clients, qui vieillissent inexorablement ? Comment attirer les plus jeunes ? Dans la télévision, c’est un gros sujet depuis cinq ans, et tous les groupes ont travaillé sur les nouveaux usages. Mais avec l’explosion de la consommation sur tablette et depuis peu sur smartphone, c’est devenu vital : il faut réinventer l’expérience pour préparer la télé de demain. Et pour cela, faire entrer des jeunes dans l’entreprise. » Sophie Guieysse ne dit pas autre chose que Sébastien Bazin, PDG d’AccorHotels, ou que Caroline Guillaumin, directrice de la communication à la Société générale, qui résume ainsi la question : « Comment les faire venir ? Comment les garder ? Comment les utiliser comme un levier de transformation ? » Quel que soit le métier, il en va de la survie de ces paquebots.
Des actions qui ont du sens
Cela a conduit le think tank Culture numérique, fondé par Thierry Jadot, président de Dentsu Aegis Network, à analyser, dans la saison 3 de ses travaux, les ressorts de la génération arrivée depuis quelques années dans les entreprises et née entre 1980 et le milieu des années 1990. A savoir la génération Y, que l’on appelle aussi celle des « millennials ». Mais, plus que la date de naissance, c’est le rapport aux technologies qui la définit le mieux : « Chaque génération a donné un peu plus de place aux technologies numériques, précise Alexandre Malsch, cofondateur de Melty, groupe de médias en ligne consacrés aux jeunes. Si elles restent un outil pour les plus de 35 ans, qu’ils utilisent quand ils en ont besoin et pas plus, elles sont devenues une partie de la vie de la génération Y. Tandis que pour la suivante, la génération Z, qui a 20 ans aujourd’hui, elles sont si imbriquées à leur vie qu’elles n’en sont plus séparables. » Et c’est ce rapport singulier qui structure en profondeur leur forme d’apprentissage comme leur comportement. D’ailleurs, plus qu’une génération, c’est plutôt d’une fraction de celle-ci dont il est question ici. Celle, sortie des écoles d’ingénieurs et de commerce, qui a eu une expérience internationale et considère le monde comme son champ de manœuvre. Dit autrement, on n’est pas vraiment dans la diversité : « Sans que cela devienne un critère de sélection, il est clair que 80 % de ceux que l’on appelle “les millennials” émanent de ces profils », précise Marie-Vorgan Le Barzic, PDG du Numa, accélérateur de start-up.
dix-huit mois, ils ont la bougeotte. Il faut prévenir le risque de désengagement »
Cécile fontbonne, groupe Orange
Une génération que l’on reconnaît également à un mode opératoire très particulier, au travail notamment. « Ayant grandi avec Internet puis les réseaux sociaux, ils abordent les problèmes en s’appuyant sur l’expérimentation, les échanges avec leur entourage, la coopération transverse sur des projets donnés », explique Cécile Fontbonne, qui supervise La Petite Fabrique, une structure du siège d’Orange, créée il y a un an, regroupant trente jeunes issus des directions nationales du groupe, sélectionnés sur leur envie de changer le monde. Car les millennials fonctionnent en tribu : ils ont besoin de se retrouver entre eux, au boulot comme au bistrot, et ils réseautent comme ils respirent. Du coup, difficile de les enfermer dans un service, un silo hermétique, ou de les cantonner à une problématique : ils sont mus par une force centrifuge, et s’intéressent à ce que font leurs voisins. De la dispersion ? Il y a de cela.
Une part d’idéalisme
« Ce qu’ils recherchent, décrypte le coach Eric Albert, c’est le sens de leur action et la qualité de vie au travail. »« Ils veulent contribuer à construire l’économie de demain, et sont soucieux de leur impact sur le monde, qu’ils veulent plus juste et plus équilibré, ajoute Marie-Vorgan Le Barzic. Aussi, questionnent-ils toujours la cohérence des décisions prises avec les valeurs affichées de l’entreprise. Mais aussi avec leurs convictions. »« C’est leur côté génération Dolto », précise Cécile Fontbonne. Mais sur les valeurs, il ne faut pas leur en raconter. « On ne peut plus pipeauter, dit Stéphane Treppoz, PDG du site de vente en ligne de chaussures Sarenza. Il faut être exemplaire. »« De toute façon, dit Jean-Noël Thiollier, DRH du groupe de communication Dentsu Aegis en France, ils ne croient plus à ce qu’affirment les entreprises sur elles-mêmes, ils ne croient que ce qu’ils voient, et ce que leur communauté en dit. »« En réunion, raconte Charlotte, qui s’occupe du site d’une société spécialisée dans le développement durable, on a évoqué l’idée de faire de la pub sur le site. J’ai dit que j’étais contre, et que s’ils le faisaient quand même, je partais. Et s’ils le font, je partirai. » Une intransigeance pas rare à cet âge, qui n’attache qu’une attention distraite aux questions de rentabilité à court terme. Ils sont dans la durée. C’est leur part d’idéalisme.
Ce temps long n’empêche pas une forte propension à l’impatience. Car s’ils ne s’y retrouvent pas, ou s’ils estiment avoir fait le tour de la question, ils regardent ailleurs et partent vers des projets plus inspirants ou plus gratifiants. Ils ont horreur de s’ennuyer, ou de se sentir sous-utilisés ! « Le risque est celui d’un désengagement, plus que d’une démission, prévient Cécile Fontbonne, dont la mission est aussi de prévenir le risque de démotivation. Au bout de dix-huit mois, ils ont la bougeotte. » La notion de carrière dans une même entreprise ? « Cela ne les intéresse guère, car ils savent qu’ils n’y resteront pas longtemps, précise Marie-Vorgan Le Barzic. Ils viennent pour une expérience, et si possible une aventure, participer à un projet qui contribuera à inventer le monde de demain. Mais dès qu’ils ne le sentent plus, ou dès que quelque chose d’autre les tente, ils partent. » Au point que cela commence à devenir un problème. Chez Facebook, pourtant l’icône des jeunes, la rotation du personnel à l’échelle mondiale frôlerait aujourd’hui les 30 %, car les jeunes salariés sollicités par d’autres entreprises du numérique partent sans difficulté vers les plus offrants. Partout, le turnover de cette génération, s’il varie selon les postes, dépasse souvent les 20 %.
Des feedbacks réguliers
Une liberté qui constitue un sérieux défi pour les directions des ressources humaines. Pour Jean-Noël Thiollier, « cela change tout à la fonction. Aujourd’hui, on est moins focalisé sur les ressources, et plus sur la dimension humaine et individuelle. Nous sommes devenus des coachs internes du management. Les “digital natives” viennent chercher conseil sur chaque collaborateur. On gérait des flux, aujourd’hui on gère des personnes. Cette génération oblige à sortir de la financiarisation de la fonction RH qui sévit depuis trente ans. » « Si l’on ne veut pas qu’ils partent à la première offre, il faut détecter leurs signes de lassitude et faire varier leur missions », ajoute Alexandre Lubot, PDG de Meetic-Match Group Europe. Encore faut-il faire un suivi plus régulier de leur travail : « L’entretien d’évaluation annuel, c’est fini, indique Sophie Guieysse. Il faut leur faire un feedback régulier, car leur volonté de se sentir utiles leur donne soif d’apprendre, de s’améliorer, et d’avoir un impact. »
Plus encore, c’est au management intermédiaire qu’ils imposent un changement de perspective, même si leurs attentes peuvent paraître contradictoires : « Ils veulent recevoir des directions claires, être nourris et encadrés par un manageur compétent, mais ils veulent une grande autonomie dans les projets sur lesquels ils travaillent », décrit Marie-Vorgan Le Barzic. « Pour eux, le leadership d’influence est plus important que le leadership hiérarchique », précise Jean-Noël Thiollier. Aussi, le sous-chef est-il prié de ravaler ses airs d’instituteur sévère, et de partager les informations qu’il détient, comme le rappelle Stéphane Treppoz : « Ils veulent une relation qui repose sur le partage d’expertise et d’expérience, mais réciproque. Car leur accès à l’information modifie la nature de leurs exigences : avant, le subordonné devait prouver sa valeur à son manageur. Aujourd’hui, la preuve de la compétence doit aussi être apportée par le chef. » « Leur exigence de bonheur au travail est prégnante, insisteAlexandre Lubot. S’ils ne sont pas heureux, ils le disent. Et si on ne réagit pas, ils partent. »
Redistribuer les rôles
Des revendications qui redessinent les cartes du pouvoir au sein des organisations. Ayant repris la direction de Meetic il y a trois ans, et convaincu que l’autonomie est la condition de l’innovation, Alexandre Lubot a repensé le partage des rôles au sein de la société : « Les dirigeants sont là pour définir un cadre, une vision, mais une partie du pouvoir de décision a été déléguée à des niveaux inférieurs. » Il a ainsi créé des équipes autonomes, en leur donnant la capacité de tester un concept, de le produire avant qu’il soit validé au plus haut niveau de l’entreprise. « Cela permet de faire émerger des idées nouvelles sans les étouffer. Mais il faut accepter de ne pas tout contrôler. Ce qui n’est pas toujours simple, tant leur habitude de la transparence peut poser problème dans des environnements concurrentiels, notamment quand ils divulguent sur les réseaux sociaux des informations qui devraient rester en interne. Des mises au point sont parfois nécessaires. »
Insidieusement, les millennials contraignent les organisations à muter. Car ils redoutent les process, la lenteur de la remontée des décisions au sommet : « Les grands groupes construits sur un empilement de strates hiérarchiques et des silos hermétiques ont du souci à se faire », avertit Sophie Guieysse.« Il y a trop de strates qui allongent les circuits de décision, reconnaît Sébastien Bazin. Il faut aplatir les organisations en développant le travail en mode projet. » Ainsi leur mode opératoire fragilise les pouvoirs bâtis sur la rétention de l’information. Ils ont l’air si cool qu’on leur donnerait le Bon Dieu sans confession. Mais attention : l’air de rien, ils pourraient bien faire sauter, tôt ou tard, les systèmes construits sur le modèle de la propriété intellectuelle sur lesquels s’est bâti le capitalisme depuis cent cinquante ans. Car qui dit ouverture dit fin de ce modèle, comme le pronostique Sophie Guieysse : « Tôt ou tard, la question de savoir jusqu’où on ouvre nos organisations, donc notre information stratégique, va se poser. Avec l’arrivée des millennials, qui sont, par nature, dans un monde ouvert, c’est le cœur des business models qui finira par être en débat. »