La grosse citrouille jaune et noir paresse à la pointe d’une digue de béton, sur fond de mer, de ciel et de silence. Plantés devant, quelques touristes multiplient les poses humoristiques. Pumpkin, création de l’artiste japonaise Yayoi Kusama, est l’une des nombreuses œuvres d’art lovées dans le paysage de Naoshima, une petite île de la mer intérieure de Seto au Japon, qui en ­comprend près de trois mille. Sa présence témoigne de la concrétisation du rêve de ­Tetsuhiko Fukutake, fondateur de Benesse Holdings – géant japonais de l’enseignement à distance –, caressé au fil de ses visites des îles, au large d’Okayama, ville d’origine de sa famille.

« Pumpkin », de Yayoi Kusama, est exposée en extérieur. | MOTOHIKO HASUI POUR « M, LE MAGAZINE DU MONDE »

C’est son fils Soichiro, 32e fortune du Japon, qui s’en est chargé. Prenant conscience des dérives de la modernisation du Japon et de « l’avancée de la civilisation par la ­destruction créatrice », cet homme ­d’affaires a réfléchi à un modèle « pouvant assurer une croissance durable en utilisant ce qui existe pour créer ce qui sera ». Dès la fin des années 1980, alors que l’Archipel vivait la folie de la bulle économique, il a ainsi offert à l’art contemporain de gambader en liberté, loin des murs des musées urbains.

Des œuvres dans les jardins

Soucieux d’établir des lieux « séduisants, transmettant un message critique de la société moderne depuis des îles où des paysages ­premiers du Japon existent encore », il a financé l’installation d’œuvres sur trois îles : Teshima, Inujima et surtout Naoshima, avec l’appui enthousiaste du maire de l’époque, Chikatsugu Miyake. Trente ans après, le Benesse Art Site Naoshima, fondé sur l’idée d’inviter des artistes à créer des œuvres spécifiques aux îles et mené conjointement par la richement dotée Fondation Fukutake et Benesse, est un succès. On y découvre des créations monumentales comme le Chichu Art Museum (« musée dans le sol ») dessiné par l’architecte Tadao Ando. Incrusté dans le paysage de Naoshima, le lieu a été conçu autour d’œuvres de James Turrell, de Walter De Maria et de Claude Monet et laisse la lumière naturelle jouer avec les nuances des Nymphéas… Un peu plus loin, on trouve le musée consacré au Sud-Coréen Lee Ufan, et la Benesse House, hôtel-musée de luxe où l’art est au coin du couloir.

Des îles et des œuvres

A Teshima, le Japonais Tadanori Yokoo a utilisé couleurs et transparence pour son installation, la Teshima Yokoo House, sise dans une vieille maison près du port d’Ieura. Comme sur Naoshima et Inujima, l’art s’invite dans les maisons, les jardins, les sanctuaires ou les sites industriels abandonnés, telle cette ancienne usine d’aiguil­les accueillant aujourd’hui Needle factory, une création du Japonais Shinro Ohtake.

Lutte contre le déclin démographique

Cette initiative a également permis à ces territoires autrefois meurtris par l’activité industrielle de lutter contre le déclin démographique. Ainsi, après avoir longtemps baissé, la population de Naoshima stagne. Et le lien avec la population locale semble plutôt positif. L’exotique bain public I love Yu imaginé par Shinro Ohtake est géré par l’office du tourisme de la ville. Nombre d’habitants ont ouvert une minshuku (auberge) pour accueillir les visiteurs toujours plus nombreux venus d’Europe, d’Amérique et d’Asie. L’île voit arriver chaque année près de 400 000 touristes.

Hiroshi Sugimoto a achevé son œuvre, « Appropriate ­Proportion », en 2002. | MOTOHIKO HASUI POUR « M, LE MAGAZINE DU MONDE »

A partir de 2010, une manifestation a été mise en place : la Setouchi Triennale, organisée en collaboration avec le département de Kagawa, a lieu au printemps, en été et à l’automne. Y participent l’île d’Oshima, qui abrita autrefois une léproserie, ou encore celle de Shodoshima, où le Taïwanais Wang Wen-Chih a installé son Dream of Olive au pied de l’éblouissant paysage de rizières en escalier de Nakayama. Christian Boltanski a ­également inauguré cet été une nouvelle installation, La Forêt des murmures sur l’île de Teshima. Une déclinaison sur le thème des furin, ces clochettes de verre ou de métal accrochées l’été à l’extérieur des maisons, qui tintinnabulent au gré du vent. L’artiste français y avait déjà conçu une œuvre permanente en 2010, Les Archives du Cœur. Elles se consultent dans une maisonnette de bois à l’orée d’une petite plage. Ces enregistrements des pulsations cardiaques de personnes à travers le monde sont une réflexion sur le temps qui passe. Une méditation à laquelle ce chapelet d’îles transformées par l’art invite tout naturellement.