Le jeu vidéo peine encore à gagner son statut d’« activité culturelle »
Le jeu vidéo peine encore à gagner son statut d’« activité culturelle »
Par Corentin Lamy
C’est une étude du ministère de la culture qui le dit : le jeu vidéo, pourtant pratiqué par une majorité de Français de moins de 50 ans, reste l’une des pratiques culturelles les moins considérées, dépassée seulement en impopularité par la téléréalité.
« Bloodborne ». | SONY
Seuls 7 % des Français considèrent que le jeu vidéo est, par nature, un objet culturel. C’est mieux que la téléréalité, qui culmine à 5 %, mais c’est moins bien que les musées (84 %), la presse (58 %), le cirque (36 %), la philatélie (25 %), la danse entre amis (21 %) ou même la chasse et la pêche (15 %). C’est le résultat a priori étonnant d’une étude commandée par le ministère de la culture parue le 9 septembre et réalisée auprès d’un échantillon de plus de 1 500 Français de plus de 15 ans.
S’il est difficile de ne pas qualifier les créateurs de jeu vidéo (graphistes, animateurs, compositeurs, etc.) d’artistes, le produit final ne mériterait donc pas, aux yeux de la plupart des Français, d’appartenir au domaine de la culture. Pourquoi aussi peu de considération pour un loisir pourtant pratiqué par la majorité des moins de 50 ans ? Interrogé par Pixels, le responsable de l’étude, Jean-Michel Guy, décrypte :
« Ce qui compte dans la culture, c’est qu’elle apporte quelque chose. C’est le sens qui importe. Dans l’esprit des Français, avec le jeu vidéo, on est du côté de la distraction pure. »
« En plein dans le paradoxe d’Arte »
Parmi les trois disciplines considérées comme les moins « culturelles » des 27 soumises au sondage, on trouve, outre le jeu vidéo, les séries télévisées (seuls 13 % de Français les considérant comme culturelles – autre surprise de ce sondage) et la téléréalité (5 %). Leur point commun ? Ce sont trois domaines indissociables de l’écran, généralement de télévision, qui semble les condamner à demeurer des activités passives, potentiellement abrutissantes, et certainement pas de celles qui élèvent ceux qui s’y adonnent. Ce qui amuse Oscar Barda, conseiller artistique à la Gaîté Lyrique, espace parisien dédié aux cultures numériques :
« On est en plein dans le “paradoxe d’Arte”. C’est la chaîne la plus regardée si l’on en croit les déclarations, alors que c’est loin d’être celle qui fait le plus d’audience. C’est un rapport à la culture très français. »
« Soldats inconnus », sorti en 2014, décrit les ravages de la première guerre mondiale. | UBISOFT
Le jeu vidéo n’est pas seulement réputé abrutissant : il est aussi, pour beaucoup, indissociable d’une violence dans laquelle – c’est vrai – il lui arrive de se complaire. Or, selon Jean-Michel Guy, la violence est, pour beaucoup, incompatible avec le concept de culture : un constat aussi bien valable pour le cinéma d’action ou certaines musiques (le hip hop, culturel pour 21 % de Français seulement) que pour le jeu vidéo.
« Une offre de jeux à grande valeur ajoutée »
Pourtant, que les adeptes d’une culture apaisée et sérieuse se rassurent : on peut trouver du sens dans le jeu vidéo. Mieux : on peut même s’y ennuyer ! Pourquoi ne le sait-on pas davantage ? « Je pense qu’une grande partie de la population ignore tout simplement l’existence d’une offre de jeux à grande valeur ajoutée », reconnaît l’auteur de l’étude. Pour Oscar Barda :
« Les gens ne connaissent que les jeux vidéo qui ont l’argent pour se faire connaître. Il leur est imposé une image du jeu qui est “Call of Duty” ou “Mario”. Ça revient à considérer que la nourriture, c’est McDo et c’est tout. »
L’immense majorité de la production vidéoludique est ainsi virtuellement invisible dans les couloirs de métro, à la télévision ou sur les panneaux publicitaires, quand même le cinéma d’auteur arrive, en France en tout cas, à s’y faire une petite place. Tout le monde a une vague idée de ce qu’est le sport, la danse, le cinéma. Le jeu vidéo, un peu comme les séries télé, est davantage une discipline pour « initiés », dont l’hétérogénéité rend parfois la lecture difficile.
« We All End Up Alone », un jeu français qui aborde la question du cancer. | NICE PENGUINS
« On joue au bowling sur Wii avec nos enfants »
A Paris, dans un quartier populaire du XVIIIe arrondissement, la bibliothèque Vaclav-Havel tente pourtant de faire ce travail d’accessibilité, en proposant, entre deux rayonnages, une salle entière dévolue aux jeux vidéo. Pas nécessairement destinée aux enfants, même si, de fait, ce sont souvent les jeunes ados qui s’en sont emparés. Maxime Grégoire, du pôle jeu vidéo de la bibliothèque, se souvient des débuts :
« Les premiers temps, on a eu quelques remarques de gens qui s’étonnaient de voir du jeu en bibliothèque. Mais ces gens-là ne remettent pas en question son caractère culturel si on leur montre que, sous certaines conditions, ça peut être de l’art. Une seule fois, on a eu une petite vieille, complètement réfractaire, qui trouvait que c’était une horreur. On n’a rien dit, mais ses copines l’ont lâchée : “qu’est-ce que tu racontes ? Nous, on joue au bowling sur Wii avec nos enfants !” »
Pour Jean-Michel Guy, c’est là le genre de travail qui attend le jeu vidéo, s’il veut rejoindre le cinéma ou la littérature au rang des œuvres réputées respectables – si tant est qu’un tel statut l’intéresserait. « Les représentations sont plus ou moins fabriquées par les instances classiques de légitimation. Si aujourd’hui, les gens voient la BD comme culturelle, c’est aussi parce qu’ils ont entendu parler du salon d’Angoulême. A mon avis, le ministère de la culture ne fait pas beaucoup savoir ce qu’il fait en la matière, et les médias eux-mêmes ne concourent pas à mettre en avant le genre », diagnostique le responsable de l’étude.
La salle jeux vidéo de la bibliothèque Václav-Havel. | BIBLIOTHÈQUE VÁCLAV-HAVEL
« Comme la BD ou les mangas il y a trente ans »
La méconnaissance du sujet n’est pourtant pas une explication suffisante. Même chez une population très majoritairement joueuse et a priori un minimum renseignée, comme les 15-24 ans (qui sont 79 % à avoir joué lors des douze derniers mois), ils ne sont que 12 % à considérer que le jeu vidéo est par nature une pratique culturelle.
Une tendance à l’autodépréciation que Jean-Michel Guy met sur le compte du relatif jeune âge du média : « Une des conditions pour qu’une activité soit considérée comme culturelle, c’est qu’elle soit très ancienne. » Et même si le jeu vidéo commercial approche tranquillement de son demi-siècle, il est vrai que ce n’est que bien plus récemment qu’il est devenu un média de masse, à même de prétendre à une portée culturelle, voire artistique. « Il y a une sorte de prime à l’ancienneté. Mais évidemment, ça va changer ! Pour moi, le jeu vidéo est exactement dans le cas de la bande dessinée ou des mangas il y a trente ans : il est juste encore un petit peu jeune ! »