Dylan : « Les paroliers de son calibre ont tout bonnement remplacé la poésie »
Dylan : « Les paroliers de son calibre ont tout bonnement remplacé la poésie »
Quand avez-vous entendu quelqu’un réciter une strophe d’un poète contemporain ? Les textes de Bob Dylan, en revanche, tout le monde les connaît. C’est en substance ce que dit le romancier britannique Will Self.
Quand avez-vous entendu quelqu’un réciter une strophe d’un poète contemporain ? En revanche, les textes de Bob Dylan - qui s’est vu discerner le prix Nobel de littérature jeudi 13 octobre - tout le monde les connaît. C’est en substance ce que dit Will Self qui a courageusement lu une étude d’universitaires consacrée à Bob Dylan.
Le romancier britannique, auteur de nouvelles d’anticipation sociale dont l’univers emprunte aussi bien à la science-fiction qu’à la contre-culture, soutient plus simplement qu’il n’a jamais éprouvé le besoin de justifier sa passion pour le chanteur découvert lorsqu’il avait 16 ans, et encore moins de se l’expliquer à lui-même.
Voilà un livre (Do You, Mr. Jones? : Bob Dylan with the Poets and Professors, édité sous la direction de Neil Corcoran, Chatto & Windus) que je ne me félicite pas d’avoir lu ; je me console à l’idée que j’en aurai bientôt oublié le contenu.
Comme bon nombre de fans (majorité silencieuse mais sympathique), il me semble que la musique de Bob Dylan fait écho aux petits riens de ma vie quotidienne et me renvoie par ailleurs à une communauté qui, sans être nettement définie, s’étend bien au-delà : celle des baby-boomers, des révolutions culturelles des années 1960, du mouvement rock, des fumeurs de joints et autres babas…
Dylan éveille en moi un sentiment d’appartenance tout en me transportant dans un univers où je me retrouve seul face à mes émotions les plus intimes.
Sachant qu’il me faut partager mon idole avec des millions d’autres adeptes, j’ai toujours préféré limiter au minimum ce que je sais de l’artiste ou de son contexte. Pour que les paroles de ses chansons suscitent une identification aussi forte, mieux vaut qu’elles restent nimbées d’un voile d’ignorance. […]
Mon engouement pour Dylan relève décidément du domaine privé. Depuis les rugissements proto-punk de Highway 61 Revisited (album qui m’a fait l’effet d’une claque quand je l’ai écouté pour la première fois en 1977, à l’âge de 16 ans) jusqu’aux envolées eschatologiques de Time out of Mind […], je n’ai jamais éprouvé le besoin de justifier ma passion pour Dylan, ni de me l’expliquer à moi-même.
Et pourtant, je suis un fervent dylanien. Souvent, dans les moments difficiles, c’est la seule musique contemporaine que j’ai envie d’entendre. […] Parce que j’ai découvert Dylan en pleine crise d’adolescence et que, n’étant pas exactement de sa génération, je n’ai pas suivi l’évolution de sa carrière. […]
Avant d’ouvrir le présent ouvrage, je m’en étais tenu aux pochettes d’album (les meilleurs commentaires étant ceux de Greil Marcus pour The Basement Tapes) et je ne compte pas lire d’autres exégèses de sitôt. Christopher Ricks (universitaire britannique qui a consacré une monumentale étude littéraire à Bob Dylan, NDLR), passez votre chemin.
Cette réticence tient non seulement au souci de protéger mon Dylan intime, mais au pressentiment qu’en décortiquant ses paroles, on risque de passer à côté de ce qui fait tout le charme de Dylan, à savoir le jeu sur le non-sens et l’autodérision.
Un accent universel
Je n’ai pas attendu les savants auteurs de ce volume collectif pour apprécier les multiples facettes de ce ménestrel blanc, juif américain de classe moyenne, qui a puisé à pleines mains dans le répertoire folk. […]
À l’instar des plus grands écrivains, Dylan a su donner à son langage un accent universel, si bien que ses chansons parlent pour elles-mêmes.
Pourquoi alors m’être donné la peine de lire ce livre et avoir accepté d’en rendre compte ? Parce que je me suis laissé embobiner par l’émouvante préface de Neil Corcoran, qui dissimule ses gros sabots universitaires en faisant le récit de sa conversion à Dylan lors de la légendaire tournée britannique de 1965. […]
D’après lui, Dylan « ne saurait être considéré sans réserve comme un poète », mais « [ses] paroles se prêtent à une analyse interprétative tout aussi riche que les poèmes les plus complexes ».
De tous les auteurs représentés dans ce conclave littéraire, seul le poète Simon Armitage entreprend de mettre cette thèse à l’épreuve. Dans un article d’une ineptie affligeante, il s’étend sur les raisons pour lesquelles il a découvert Dylan tardivement (alors qu’il avait déjà une vingtaine d’années), puis se lance dans une interprétation tatillonne et bornée de Tangled Up in Blue.
Bric-à- brac de théorie littéraire
Reconnaissons-lui au moins le mérite d’avoir compris que Dylan était l’homme à abattre. On ne saurait en dire autant des autres « poètes et professeurs » ici à l’œuvre. Dans le meilleur des cas (Mark Ford, Corcoran, Bryan Cheyette), les auteurs se sont employés à cerner le corpus dylanien. […]
Pour le reste, les pages de ce recueil sont encombrées par un bric-à- brac de théorie littéraire qui n’est pas moins incongru que les machines de Piranèse.
Richard Brown nous en offre un bel échantillon : « Don’t Look Back renvoie tout autant à la notion bakhtinienne du carnavalesque qu’à la théorie foucaldienne de l’hétérotopie ; il procède à une suspension provisoire de l’ordre syntaxique gouvernant le réel en vue de produire des formes discursives nouvelles. »
Aargh ! Il est déjà déplorable qu’un tel galimatias ait envahi les amphithéâtres, sans qu’on aille en déverser l’excédent sur la place publique !
Certains de ces poètes et professeurs font quelques louables efforts pour lutter contre leur propre conditionnement, mais ils finissent généralement par retomber dans la grand-guignolade difficilement évitable dès lors qu’on mobilise un raisonnement alambiqué pour décrire un alambic irrationnel (si je puis qualifier ainsi l’œuvre de Dylan). […]
La poésie a été frappée de catatonie
Je n’ai pas lu les autres comptes-rendus dont cet ouvrage a fait l’objet mais je ne serais pas étonné que plusieurs d’entre eux contestent ce parti pris au motif que les chansons de Dylan ne sont pas comparables à la subtile métrique des poètes.
Pour ma part, j’aurais tendance à envisager la question de Dylan-poète d’un point de vue diamétralement opposé. Poètes et professeurs refusent en effet de se rendre à cette évidence : au cours des quatre décennies de carrière de Dylan, la poésie a été frappée de catatonie. […]
À l’heure actuelle, la poésie se trouve dans la même impasse que la mouvance folk des années 1960 : un barbu en chandail qui gratte son banjo au fond du bar, dans l’indifférence générale. Ce verdict vous paraît sévère ? Mais dites-moi quelle est la dernière fois où, au détour d’une conversation, vous avez entendu citer une strophe d’un poète contemporain ?
Pour les plus âgés d’entre nous, une telle occurrence remonte bien à quelques décennies ; pour les plus jeunes… laissez tomber. Dans cette perspective, la question n’est pas de déterminer si l’œuvre de Dylan mérite d’être qualifiée de poétique.
Le fait est que, pour cette portion de l’âme collective qui aspire au lyrisme, les paroliers de son calibre ont tout bonnement remplacé la poésie. Qu’aucun des contributeurs de ce volume n’ait osé aborder cette troublante vérité illustre la futilité de leur entreprise. […]
Personnellement, je n’irais pas jusqu’à dire que Dylan est le héraut national prophétisé par Emerson et Whitman mais, après tout, qui d’autre peut aujourd’hui prétendre à ce titre ?
Ce texte avait été publié en 2011 dans un numéro hors-série du « Monde », consacré à Bob Dylan (« Bob Dylan, à la poursuite d’une légende », 124 p., 7,90 €). La traduction avait été faite par Myriam Dennehy © New Statesman, 6 janvier 2003