En Ukraine, « les protagonistes ont les moyens de faire respecter la trêve »
En Ukraine, « les protagonistes ont les moyens de faire respecter la trêve »
Propos recueillis par Benoît Vitkine
Alexander Hug, le chef adjoint des observateurs de l’OSCE, décrit la fragilité du cessez-le-feu dans l’est de l’Ukraine et les limites de sa mission sur le terrain.
Des séparatistes prorusses quittent leurs positions, dans le village de Petrovske, à 50 km de Donetsk, le 3 octobre. | ALEKSEY FILIPPOV / AFP
Plus de deux ans après la signature d’accords de paix à Minsk, en septembre 2015, l’est de l’Ukraine reste le théâtre d’un conflit certes de basse intensité mais encore meurtrier (sept soldats ukrainiens ont été tués depuis début octobre ; le camp prorusse ne donne pas de bilan).
L’application de la partie politique de ces accords bute notamment sur l’incapacité des belligérants à s’entendre sur l’organisation d’élections locales dans les zones tenues par les séparatistes, Kiev accusant les rebelles d’imposer des conditions inacceptables à la tenue d’un tel scrutin. Les tractations diplomatiques sont elles aussi embourbées, et la rencontre prévue le 19 octobre à Berlin entre les dirigeants russe, ukrainien, français et allemand pourrait être annulée.
A la fois source et conséquence de ces blocages, la situation sécuritaire sur le terrain reste inextricable, malgré la présence de quelque 700 observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), venus d’une quarantaine de pays, dont la Russie, et chargés de surveiller l’application du cessez-le-feu. Le Suisse Alexander Hug, chef adjoint principal de cette mission d’observation, a expliqué lors de son passage à Paris, mardi 11 octobre, le rôle de ces observateurs et les dynamiques à l’œuvre sur le terrain est-ukrainien.
Les combats n’ont jamais vraiment cessé dans l’est de l’Ukraine. Le niveau de violences que vous observez ces derniers temps correspond-il aux phases les plus dures du conflit ?
Si l’on remonte un peu en arrière, la situation qui prévalait au mois d’août, par exemple, était bien pire. Les violations du cessez-le-feu, en tout cas celles que nous répertorions, se comptaient alors en milliers par jour. Aujourd’hui, ces violations se comptent en centaines par jour et impliquent la plupart du temps des armes de moindre calibre, comme des mortiers, des mitrailleuses ou des armes légères.
La plupart de ces violations interviennent la nuit, et nous avons désormais plus d’outils spécifiques pour recenser les violations nocturnes : drones, caméras, images satellites, patrouilles fixes installées le long de la ligne de front.
Mais il faut surtout se souvenir de ce qui s’est passé à la toute fin août : les protagonistes se sont réengagés à respecter le cessez-le-feu, et dès le lendemain, le nombre de violations a atteint un niveau proche de zéro. Cela n’a duré que quelques jours, mais suffit à démontrer que les différentes parties ont les moyens de faire respecter la trêve, que la chaîne de commandement fonctionne des deux côtés.
Comment expliquer, alors, qu’après chaque cessez-le-feu ou chaque nouvel engagement à respecter les cessez-le-feu existants, les violences reprennent rapidement ?
Il y a d’abord la question de la volonté politique. Kiev, Moscou et les groupes armés du Donbass se sont engagés, en signant les accords de Minsk, à faire cesser les violences. Les différentes parties continuent, certes, de se rencontrer régulièrement pour négocier l’application de ces accords, mais l’impulsion politique n’est pas suffisante.
Il y a aussi un aspect « technique ». Si l’on prend l’un des points les plus chauds du front, la zone industrielle de la ville d’Avdiivka, les positions des deux camps se trouvent à 50 mètres de distance. Les deux protagonistes ont avancé le long de la ligne de démarcation, ce qui est en soi une violation des accords de Minsk, et les deux côtés ont ramené leur armement au-delà des distances autorisées. Tout cela favorise les affrontements. Ceux-ci peuvent partir d’un simple malentendu, comme une opération de déminage, et s’étendre au fil des heures le long du front, particulièrement là où les positions des deux camps sont proches. C’est pour cela que nous travaillons à obtenir, en certaines zones du front, que les deux parties reculent. Nous avons obtenu récemment que cela soit effectif dans trois secteurs, mais un tel résultat implique un certain niveau de confiance entre les camps en présence, et que nos équipes aient accès à ces portions du front.
Il y a enfin des opérations délibérées sur des « objectifs militaires » : un convoi qui passe à proximité du front ou une position ennemie jugée menaçante. Dans tous les cas, les populations civiles sont les premières victimes. Les zones de combat sont souvent des zones habitées.
Etes-vous en mesure de déterminer quel camp est responsable de la majorité des violations du cessez-le-feu ?
Ce n’est pas réellement notre travail. Lorsque la provenance d’un tir est claire, nous le mentionnons explicitement dans nos rapports quotidiens, mais notre rôle n’est pas d’accuser les uns ou les autres. C’est au Joint Center for Control and Coordination [une structure installée sur le territoire ukrainien et regroupant des officiers ukrainiens et russes] qu’il revient d’enquêter sur les violations que nous constatons et d’obtenir que le cessez-le-feu tienne. Mais comment déterminer qui a commencé ? Un tir d’artillerie enregistré par une de nos patrouilles peut être une réponse à un tir survenu plus tôt, quand notre équipe n’était pas sur les lieux, ou en un autre point du front, ou encore à une incursion de l’autre côté de la ligne de démarcation. C’est une tâche plus facile quand il y a une violation que quand il y en a plusieurs centaines...
Il existe un autre indicateur de la bonne volonté des belligérants : les restrictions dont sont victimes vos patrouilles sur le terrain. De quel côté ces restrictions interviennent-elles le plus souvent ?
Statistiquement, ces restrictions, qui vont de simples interdictions de franchir un barrage jusqu’à des tirs sur nos patrouilles, interviennent bien plus fréquemment dans les zones non contrôlées par le gouvernement ukrainien.
Qu’en est-il des livraisons d’armes russes aux rebelles, par la frontière russo-ukrainienne ?
Nous n’avons jamais posé les choses de cette façon. Nous nous contentons de rendre compte de ce que nous pouvons observer. Nous avons vu à plusieurs reprises dans les zones non contrôlées par le gouvernement des combattants avec des insignes de la Fédération de Russie ; nous avons recueilli les témoignages d’hommes armés affirmant être des soldats de l’armée régulière russe ; nous avons vu des prisonniers faits par l’armée ukrainienne ; nous avons observé certains types d’armements très sophistiqués.
Ce sont des faits, mais ce n’est pas à nous de tirer des conclusions. Par ailleurs, nos moyens d’observation sont limités. Les caméras de la mission sont régulièrement sabotées et certains de nos drones ont été abattus. Nous avons aussi un accès limité à la frontière. Théoriquement, nous pouvons accéder aux cinq ou six postes-frontières officiels qui sont aujourd’hui en territoire non contrôlé par le gouvernement, mais le temps de nous y rendre, notre arrivée a été signalée depuis longtemps. D’autres zones sont largement minées.
La prudence dont vous devez faire preuve sur le terrain et dans le choix de vos mots vous vaut de sévères critiques des deux camps. Vos patrouilles sont régulièrement prises à partie par les populations civiles...
Le fait que les deux camps nous critiquent tout aussi fortement montre au moins que nous ne faisons pas complètement fausse route. Ce n’est pas à moi de juger du succès de la mission, mais le simple fait que les combats à l’arme lourde soient devenus rares est en soi important. La mission d’observation ne peut être la seule réponse au conflit. Elle ne peut que contribuer à une solution politique plus globale.