En Somalie, « les Chabab sont un acteur politique qu’on ne peut plus limiter au terrorisme »
En Somalie, « les Chabab sont un acteur politique qu’on ne peut plus limiter au terrorisme »
Propos recueillis par Bruno Meyerfeld (contributeur Le Monde Afrique, Nairobi)
Entretien avec le chercheur Roland Marchal qui décrypte l’évolution de la stratégie du mouvement islamiste dans la région qu’il domine et administre.
La Somalie s’engage tant bien que mal dans un périlleux processus électoral, qui doit voir la renaissance d’un Etat après un quart de siècle de guerre civile. Près de 14 000 délégués sont appelés au vote pour désigner les députés qui siégeront l’Assemblée nationale du pays, tandis que les Etats fédérés doivent désigner les futurs sénateurs de la Chambre haute. Les deux Assemblées sont censées se réunir le 30 novembre pour élire le président de la République fédérale de Somalie.
Mais la date du vote, prévue initialement en août, a déjà été repoussée par deux fois. Le processus n’en est qu’à ses balbutiements, alors que la date limite approche. Le tout sous la menace constante du groupe Al-Chabab qui multiplie les attentats depuis le début de l’année.
Roland Marchal, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris, analyse la gestion que les Chabab ont effectuée dans la région somalienne de la Basse-Shabelle, dans le sud du pays, qui demeure l’un de ses bastions. Entre pragmatisme et stratégie politique.
Comment expliquer la résilience des Chabab dans la région que vous avez étudiée ?
Roland Marchal La Basse-Shabelle est l’une des régions les plus peuplées et les plus riches, grâce à son agriculture, de Somalie. Une des plus cosmopolites aussi, où cohabitent une multitude de clans, ainsi que de nombreuses minorités, comme des descendants d’esclaves bantous et des émigrants venus des pays du Golfe.
Cette région est toute proche de Mogadiscio. Mais le paradoxe, c’est que la force de l’Union africaine en Somalie (Amisom), malgré ses 22 000 hommes, n’est jamais arrivée à en déloger les Chabab.
Comme ailleurs en Somalie, ces derniers prospèrent sur la permanence de conflits fonciers et claniques que personne n’a résolus. Avant et durant la guerre civile, depuis le milieu des années 1980, les terres ont été accaparées par les soutiens du régime puis par des miliciens qui contrôlaient la capitale. Ce phénomène existe aussi ailleurs en Somalie mais n’a pas la même importance. Le gouvernement somalien et la communauté internationale ont estimé que l’existence d’un Parlement national traduisait une réconciliation sur l’ensemble du territoire. On est loin du compte.
Quel type d’administration les Chabab mettent-ils en place à leur arrivée ?
Les Chabab contrôlent la région de 2007 à 2012, date à laquelle l’offensive de l’Amisom les force à quitter l’essentiel des centres urbains. En Basse-Shabelle, les Chabab ne font pas simplement régner l’ordre par la terreur. On assiste à la mise en place d’une administration locale qui gère les problèmes urbains, de la sécurité au nettoyage des ordures et au bon fonctionnement des marchés. Ces structures civiles coordonnées au niveau du district sont évidemment contrôlées par les services secrets de l’organisation, appuyés par l’aile militaire, tous deux gérés au niveau régional afin d’éviter une trop grande autonomie des dirigeants locaux.
Des taxes sont prélevées pour rétablir des services de base, ce qui est inédit depuis 1991. Avant, les miliciens prélevaient des taxes mais il n’y avait aucun service, même pas la sécurité. La grille d’impôts est précise : les équipements lourds pour les fermes sont par exemple taxés 250 dollars par an ; la terre, 3 dollars par hectare et par saison ; etc.
Les Chabab mettent en place des tribunaux appliquant la charia, réglant des disputes de la vie courante, mais aussi les conflits liés à l’appropriation des terres. Ces tribunaux demandent aux partis de produire preuves et témoins. Des enquêtes sur le terrain peuvent être menées. On a même vu les Chabab demander à un informateur au ministère à Mogadiscio d’aller jeter un œil au cadastre d’avant la guerre civile pour être certain de régler un conflit en toute impartialité !
Ce processus dans l’ensemble est transparent, les juges moins corrompus et leur jugement mis en œuvre. Il y a une égalité de traitement qui est réelle, même pour les minorités qui ont été les grandes victimes de cette période. Aucun gouvernement n’avait jamais fait ça !
Tout cela a-t-il été efficace ?
Globalement, oui, même si une certaine normalisation était déjà en cours depuis la fin des années 1990. L’essentiel des fermes privées a été rendu à leurs propriétaires légitimes. L’administration des Chabab n’a jamais formé un système complet de gouvernance. C’était basique, efficace et inédit, mais avec un coût politique.
Dans cette région, les Chabab sont-ils devenus populaires ?
Non. Ils sont même détestés. Ils sont autoritaires, violents souvent, paranoïaques. Dans les régions tenues par les Chabab, on a grosso modo les mêmes interdits qu’en Arabie saoudite, mais appliqués strictement ; de plus, des tombes soufies sont détruites, les jeunes n’ont pas le droit d’utiliser de smartphones, on force les imams à psalmodier le Coran à la manière wahhabite. La grande majorité des Somaliens ne se reconnaît pas là-dedans.
Mais, malgré cette détestation, la population a aussi besoin d’une autorité, et c’est la raison de leur résilience dans la région. Les minorités savent qu’il y a un recours. La charia telle qu’elle est mise en œuvre par les Chabab n’est pas aussi illégitime aux yeux de la population que le voudraient les Occidentaux. De plus, il y a la question de la sécurité des personnes et des biens, qui est une préoccupation absolue des Somaliens.
Ainsi, sur les routes contrôlées par le gouvernement, on doit encore aujourd’hui payer une taxe à chaque barrière. Parfois plus de dix fois pour un trajet ! Avec les Chabab, il y a un seul et unique péage à l’entrée de la route avec un reçu. Un commerçant sait qu’il a intérêt à passer par une route tenue par les Chabab. Ce n’est pas de l’amour, c’est tout simplement rationnel.
Peut-on faire un rapprochement avec la gestion de ses territoires par l’Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie ?
L’Etat islamique a une organisation plus sophistiquée. Ils ont davantage de recrues étrangères et de membres issus du système scolaire irakien ou syrien, plus instruits, et bien sûr ils sont plus riches. Mais le modèle de société est fondamentalement le même.
Aujourd’hui, les Chabab ont besoin d’être populaires. A la différence de l’EI, c’est une organisation essentiellement somalienne, avec peu de combattants étrangers. Derrière l’arrogance idéologique, il y a aussi les arrangements avec la population, la volonté de regagner une certaine sympathie populaire qu’ils ont eue en 2007, l’idée aussi qu’on ne peut pas régner durablement par la terreur. Il y a donc une certaine flexibilité qui tient à la personnalité de certains dirigeants ou à des situations locales compliquées.
Quels enseignements tirer de l’étude de la gestion par les Chabab des territoires somaliens ?
Le mouvement Al-Chabab est un acteur politique qu’on ne peut plus limiter à ses actions terroristes ou à la coercition des populations. Si on continue à dire que c’est seulement une organisation criminelle, un groupe de tueurs, on ne comprend rien à la dynamique de l’organisation.
Sa résilience témoigne moins de son affiliation à Al-Qaida qu’à ses positionnements dans le champ politique et social somalien. Elle est certes liée à aux carences du gouvernement et de l’action de la communauté internationale, mais il y a plus. Notre regard sur ce groupe et ses homologues ne doit plus être idéologique.